Dans l'indifférence

L'île de Sainte-Hélène "hantée" par les dépouilles de ses esclaves libérés

  • Publié le 25 novembre 2017 à 02:57
  • Actualisé le 25 novembre 2017 à 07:45

Un petit mot est punaisé sur une vieille porte en bois de l'enceinte de la prison: "Ici reposent temporairement 325 esclaves africains libérés et amenés contre leur gré à Sainte-Hélène. Ils attendent maintenant dans cette pièce leur sépulture finale".


Devant la porte, à même la chaussée humide, reposent un bouquet d'arums blancs fatigués et des bougies éteintes. Neuf ans maintenant que les ossements de ces anciens esclaves, découverts lors des travaux de construction de l'aéroport de l'île de Sainte-Hélène, ont été mis au jour. Depuis, les dépouilles sont entreposées à l'abri des regards et dans une quasi-indifférence dans des boîtes en carton, dans une pièce sombre aux épais murs de pierres cendrées.

"Rien n'a été fait depuis près de dix ans", s'indigne Annina Van Neel Hayes, qui vient chaque dimanche se recueillir devant la porte cadenassée. C'est elle qui, avec des amis, a affiché le petit mot et érigé un autel pour leur rendre hommage. Leur offrir une sépulture "n'est pas la priorité des autorités, l'aéroport si", lâche la jeune Namibienne mariée à un Hélénien.

Avec cet aéroport enfin ouvert au public, Sainte-Hélène, jusque-là desservie régulièrement par la seule voie des mers, tourne une nouvelle page de sa riche histoire. Célèbre pour avoir accueilli l'exil de l'empereur français Napoléon 1er (1815-1821), l'île britannique perdue dans l'Atlantique sud a aussi, c'est moins connu, servi aux Anglais de base avancée pour intercepter les navires négriers en route pour les Amériques.

Entre 1840 et 1865, environ 25.000 esclaves sont libérés et débarqués à Sainte-Hélène. Quasiment livrés à eux-mêmes, ils y sont victimes de la dysenterie et la variole. Très vite, c'est l'hécatombe. Environ 8.000 sont enterrés dans la vallée de Rupert, étroite et rocheuse.

- 'Fantômes' -

C'est en y ouvrant une route pour acheminer du matériel sur le site du nouvel aéroport que les bulldozers ont découvert leurs ossements, vieux de plus de 150 ans. La vallée de "Rupert est jonchée de cadavres de cette époque", explique à l'AFP la directrice de l'aéroport, Janet Lawrence. "Sur nos cartes, il y avait seulement deux cimetières. Tous n'étaient pas signalés."

Dans cette vallée aujourd'hui industrielle, on a grandi avec ce lourd passé qui nourrit l'imaginaire. "Enfant, mon père me racontait des histoires de fantômes et de chaînes. On disait que s'il y avait des coupures de courant, c'était parce que l'usine électrique était construite sur des tombes", se rappelle Alonzo Henry, 36 ans. "Quand on cherchait de la nourriture pour les chèvres, il n'était pas rare de tomber sur des os" humains, raconte sa tante, Deborah Fowler.

Depuis sa maison modeste, cette quinquagénaire voit l'ancien hôpital autrefois réservé aux esclaves tout juste libérés. Il abrite aujourd'hui la pêcherie de Sainte-Hélène. Alors quand les premiers squelettes ont été déterrés, personne n'a vraiment été surpris.
Des archéologues rapidement dépêchés sur place ont découvert 325 dépouilles, la plupart dans des fosses communes, une poignée dans des cercueils. Moyenne d'âge: 12 ans. Soudain, Sainte-Hélène a plongé dans un passé qu'elle avait quasiment oublié.

- Négriers -

A l'école, "on a appris en large et en travers l'histoire de Napoléon", "celle des Boers" d'Afrique du Sud, prisonniers sur l'île au début du XXe siècle, "mais il y avait très peu d'information sur les esclaves", constate Giselle Richards, une îlienne de 32 ans. Le sort qui leur est réservé aujourd'hui à Sainte-Hélène parle de lui-même. Dans un vallon luxuriant, Napoléon dispose toujours d'un tombeau imposant, même s'il est vide depuis le rapatriement de la dépouille en France. Plus d'une centaine de Boers reposent dans un cimetière de tombes grises et blanches. Mais des milliers d'anciens esclaves, eux, sont enterrés dans des tombes non marquées.

Des ossements d'esclaves, découverts dans cette vallée dans les années 1980 à l'occasion de la construction de l'usine électrique, ont bien été ré-enterrés. Ils reposent toutefois sous un petit monticule de terre couvert de racines et de feuilles, en marge du cimetière de Saint-Paul sur les hauteurs de Jamestown, la capitale.

Les archives de l'île témoignent pourtant du rôle crucial de Sainte-Hélène dans l'abolition de l'esclavage. Les compte-rendus de procès des négriers arrêtés au XIXe siècle y sont conservés dans des livres en cuir reliés. Un bateau intercepté le 2 décembre 1840 transportait 245 esclaves. Un autre saisi le 17 janvier 1841, en provenance de Benguela (Angola) et en direction du Brésil, comptait 308 esclaves "en bonne santé" et 108 esclaves "malades". Certains d'entre eux pourraient figurer parmi les 325 dépouilles découvertes lors des fouilles à Rupert.

- Retour vers le passé -

Le choix de les entreposer temporairement dans un bâtiment de la prison de Jamestown fait bondir Jeremy Harris, le directeur de l'ONG National Trust. Le symbole est "inapproprié", juge-t-il. "Malencontreux", concède à l'AFP le député Lawson Henry. C'est que "les pierres épaisses de ce vieux bâtiment permettent de contrôler naturellement la température de la pièce", se défend Janet Lawrence.

L'affaire alimente rumeurs et spéculations, entretenues par l'opacité des autorités sur le dossier. Une étudiante qui travaille sur l'esclavage est autorisée à pénétrer dans la pièce, mais à condition de ne rien divulguer sans autorisation préalable. Après avoir demandé en vain de pouvoir inspecter le bâtiment, Jeremy Harris était, lui, entré par effraction dans la pièce en 2014.

Il a requis un transfert des ossements: fin de non-recevoir. Mais mi-octobre, les autorités de Sainte-Hélène ont mandaté un petit groupe d'experts locaux chargés de proposer, dans les six mois, un lieu de sépulture finale pour les 325 dépouilles, probablement à Rupert.
Les travaux d'infrastructure autour de l'aéroport sont quasiment terminés, permettant désormais, explique Lawson Henry, d'envisager une solution pour les "Africains libérés".

Pour honorer leur mémoire, Giselle Richards a créé une collection de bijoux inspirés des perles d'argile, d'os, de verre et de coquillages découvertes lors des fouilles. "Avec l'aéroport, on pensait avenir. Et on se retrouve à redécouvrir notre passé", résume son époux, Alonzo Henry, qui se passionne pour le sujet. Et pour cause, il pourrait être lui-même un descendant d'esclave.

AFP

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