Le ministre Dupond Moretti veut filmer et diffuser les procès

Rendre la justice sous l'oeil de la caméra, vraie (fausse) bonne idée...

  • Publié le 30 septembre 2020 à 10:01

Le ministre de la Justice Eric Dupond-Moretti a fait part, dans une interview accordée au Parisien, de son souhait d'autoriser la captation vidéo des procès dans un effort de réconciliation des Français avec la justice. A La Réunion, comme ailleurs en France, la proposition laisse dubitatifs les magistrats, qui dénoncent une opération de communication, éloignée des priorités de l'institution. Elle suscite également l'inquiétude des associations quant à la protection des intérêts des victimes. Si elle venait à ce concrétiser, la réforme serait la plus importante depuis celle de la garde à vue en 2011 (Eric Dupond-Moretti devant la prison de Domenjod - Photo d'illustration rb/www.ipreunion.com)

Dans une interview accordée au Parisien-Aujourd’hui en France, le ministre de la Justice Eric Dupond-Moretti s’est dit favorable à ce que la justice “soit désormais totalement filmée et diffusée”. En France, si la plupart des audiences sont accessibles au public, il est interdit, sauf exceptions, de filmer les procès, sous peine de 18.000 euros d’amende.

“La justice doit se montrer aux Français. La publicité des débats est une garantie démocratique. On y réfléchit avec mes services. J’aimerais porter cela avant la fin du quinquennat”, annonce le garde des Sceaux, sans préciser davantage son projet. Encore floue, l’intention de réforme d’Eric Dupond-Moretti relance le débat de la captation vidéo des procès et suscite déjà quelques craintes et inquiétudes à La Réunion.

- "Une exigence démocratique" -

Admettant qu'il ne s'agisse pour le moment que d'un "effet d'annonce, le bâtonnier de Saint-Pierre Normane Omarjee se montre plutôt favorable à une telle réforme. “Il n’y a pas d’opposition de principe. C’est une idée qui permettrait aux justiciables de comprendre les arcanes de la justice. Le constat c’est qu’il y a un sentiment d’injustice dans l’opinion publique, qu’elle soit sociale, économique, sociétale. L’opinion considère que la justice elle-même est injuste.”

Au-delà de la résolution de ce sentiment, l’avocat voit la publicité des procès comme une nécessité au bon fonctionnement de la société. “Il ne s’agit pas de faire de la justice télé-réalité. C’est une exigence démocratique qu’un homme ou une femme puisse ête jugée davant le peuple, puisque la justice est rendue en son nom”, justifie-t-il.

“Le sport et les faits divers sont les matières les plus commentées dans l’opinion. il faut une compréhension de la décision de justice, sinon on tombe dans du populisme judiciaire, qui alimente un sentiment de rejet et de révolte”, ajoute le bâtonnier de Saint-Pierre.

“Le fait de filmer peut entraîner des changements de comportement des parties. Les juges eux-mêmes, jugeront-ils pour l'affaire ou jugeront-ils pour la caméra, volontairement ou non d'ailleurs ?”, interroge, de son côté, le bâtonnier de Saint-Denis Guillaume de Géry. “Il y a aussi des problèmes d'atteinte à la présomption d'innocence puisqu'on aura filmé la personne mise en cause. Si elle est blanchie par la suite, son visage aura été néanmoins affiché à la télévision."

- Les magistrats et les policiers dubitatifs -

Sur le principe, le Syndicat de la magistrature est tout à fait d’accord avec une publicité par film de l’audience parce que ça ne concernera que les audiences qui sont déjà publiques et que ça peut faire oeuvre de pédagogie”, indique Pascale Pelay, déléguée Régionale du syndicat à La Réunion.

L’organisation se montre toutefois extrêmement dubitative du timing de la proposition d’Eric Dupond-Moretti. “Cela semble être une annonce médiatique destinée à allumer un contre-feu par rapport au mouvement actuel des magistrats. Le garde des Sceaux semble avoir moins à coeur de s’attacher aux principes fondamentaux sur d’autres sujets”, constate Pascale Pelay.

Lire aussi : Deux syndicats de magistrats se mobilisent contre Eric Dupond-Moretti

La magistrate regrette que l’annonce du ministre intervienne sans discussions préalables avec les représentants syndicaux :  “Il n’y a aucune description des moyens qui seraient mis en oeuvre pour protéger les intérêts des uns et des autres, notamment de certaines victimes qui ne voudront pas être filmées”.

Pour Edwige Guesneux, déléguée du syndicat unité SGP Police Force Ouvrière, “le projet est encore flou”. Si elle entend la nécessité de transparence de la justice, elle regrette l’absence de détails dans l’idée émise par Eric-Dupond Moretti.

“C'est un peu une communication politicienne. Le ministre n’a pas dit comment cela va être mis en application. Cela suscite beaucoup d’inquiétudes et d’interrogations. Qui va filmer, quels procès sont concernés, civils ou pénaux… ? On n’en sait rien. On se pose aussi la question de la protection des victimes et des témoins”, indique la policière. “On souhaite une justice ferme et dissuasive avec une simplification de la procédure pénale. Le fait de filmer ne va-t-il pas encore l’alourdir ?”

“Les victimes ont besoin d’une intimité” -

C’est un sujet qui n’est pas adapté à toutes les situations”, réagit Thérèse Baillif, présidente du Cevif (Collectif pour l'élimination des violences intrafamiliales), affirmant que la proposition du ministre de la Justice mériterait “un travail en concertation”.

“Il faut prendre contact avec les personnes elles-mêmes. Généralement, on prend des décisions un peu d’en haut, semble-t-il dans l’intérêt de chacun, sauf que l’intérêt de chacun n’est pas vu de la même manière par les victimes ou les auteurs”, ajoute-t-elle.

Quant à la portée pédagogique que pourrait avoir la diffusion des procès, Thérèse Baillif prévient que cela ne doit pas se faire au détriment des victimes. “Ce sont des personnes en souffrance, qui ont besoin d’une intimité. Je ne souhaite pas que ce soit une mesure obligatoire applicable à tous, sans distinction. Ma liberté c’est aussi de dire “je n’ai pas envie d’être filmé ce jour-là, parce que j’en ai suffisamment bavé comme ça”. Les victimes se considèrent souvent en échec. Quand on est en échec, on n’a pas forcément envie de le montrer.”

Ces nombreux points de questionnement restent en suspens pour le moment.

- Rares exceptions -

En attendant d'éventuels éclaircissements “une réflexion est en cours”, a indiqué la Chancellerie à l'AFP. Le Conseil constitutionnel avait pourtant confirmé, il y a moins d’un an, l’interdiction de procéder à la captation d’images et d’enregistrements lors de procès et de les diffuser, estimant que cette mesure était “nécessaire" pour garantir la sérénité des débats et prévenir toute atteinte à la vie privée.

Ces membres avaient examiné fin 2019 une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) demandant l’abrogation de l’article de la loi sur la liberté de presse qui interdit, "dès l’ouverture de l’audience des juridictions administratives ou judiciaires, l’emploi de tout appareil permettant d’enregistrer, de fixer ou de transmettre la parole ou l’image". L’infraction est passible de 4.500 euros d’amende.

C’est en 1954 que la loi a fixé un cadre strict à ce sujet : “Dès l’ouverture de l’audience des juridictions administratives ou judiciaires, l’emploi de tout appareil permettant d’enregistrer, de fixer ou de transmettre la parole ou l’image, est interdit”, précise ce texte venu compléter la loi de 1881 sur la liberté de la presse.

Seule rare exception à la loi, quand l’enregistrement du procès présente "un intérêt pour la constitution d’archives historiques de la justice". Le procès des attentats de 2015, qui se tient à Paris depuis septembre, est ainsi filmé – une première en matière de terrorisme. Mais ces exceptions sont soumises à des critères bien définis : aucune coupe ni montage ne peuvent être réalisés et les images ne sont pas immédiatement accessibles au public.  Les images ne sont pas diffusées en direct et sont conservées par les Archives nationales.

Lire aussi : Cinq ans après "Charlie", le procès des attentats de janvier 2015 s'ouvre à Paris

Dans leur décision de décembre 2019, les Sages avaient notamment estimé que l’évolution technologique était susceptible de donner à la diffusion d’images un "retentissement important qui amplifie le risque" de porter atteinte à la sérénité des débats, au respect de la vie privée, à la sécurité des acteurs judiciaires ou à la présomption d’innocence de la personne poursuivie.

- Réforme la plus importante, depuis celle de la garde à vue -

Si le souhait d’Eric Dupond-Moretti venait à se concrétiser, la réforme serait la plus importante depuis celle de la garde à vue. Cette réforme autorise, depuis 2011, les justiciables à  demander l'assistance d'un avocat dès le début de la garde à vue. À l’époque, policiers et avocats regrettaient son application dans la précipitation.

Inspirée du modèle américain et recommandée par les institutions européennes, qui pointaient régulièrement le retard de la France en la matière, la réforme avait mis du temps à faire l’unanimité au sein des institutions judiciaire et policière.

Cette partique est depuis totalement acceptée et appliquée sans difficulté particulière.

aa / www.ipreunion.com / redac@ipreunion.com avec AFP

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4 Commentaires
mayaqui, depuis son mobile
mayaqui, depuis son mobile
3 ans

On ne peut pas adapter un système pareil à toutes les situations !
Pour Ch. hebdo , ça peut se concevoir ...
Mais j ai bien peur que ça fasse monter la mayonnaise, que la colère et la haine prennent le dessus et Dieu sait que nous n avons pas besoin de ça !!!!!

KUNTA KINTé
KUNTA KINTé
3 ans

Excellente initiative . Un juge doit être élu et sous contrÃ'le du peuple . Aux oubliettes l'école nationale de la magistrature ...Oui à une justice impartiale

7AC
7AC
3 ans

Très bonne idée, en plus d'être multirécidivistes, ils passeront pour des vedettes, et bientôt la série "L'incroyable famille Pieds Nickelés"...

john
john
3 ans

C'est pas une bonne chose, pour la vie privée des gens.