Tribune libre de Mario Serviable

Camus, de l'éducation populaire à la littérature, de la pauvreté au Nobel

  • Publié le 12 octobre 2013 à 10:08

Un 17 octobre, journée mondiale du refus de la misère, le Prix Nobel était décerné à celui qui fut un enfant pauvre parmi les pauvres : Albert Camus. En cette année du centenaire de sa naissance (1913-2013), rendons hommage à l'engagement d'un homme au service de la vérité, de la liberté et de la vie. Saluons aussi celui qui a choisi de sortir de la pauvreté par l'éducation (Photo www.7lameslamer.net/).

Partout sur la Terre, l’homme suit l’eau ; et le mouvement naturel de l’eau n’est pas de couler vers les cimes. L’eau descend vers les talwegs et rejoint, avec ou sans détour, la mer. Le sort de l’homme est de descendre. Certains choisissent alors un destin : s’élever. Toute vie réussie sert à s’écarter de l’eau et des rivages encombrés pour monter. Camus a choisi, comme héros ascensionnel, Sisyphe. Ce choix détermine le fil et le tissu tragiques de son œuvre devant les excès du monde : la solitude de l’homme, architecte contraint de sa vie, l’absurdité de cette vie et de sa révolte, et l’étranger avec lequel on partage l’espace et l’infortune commune mais qui fait peur et que l’on tue. " Chaque artiste garde ainsi, au fond de lui, une source unique qui alimente pendant sa vie, ce qu’il est et ce qu’il dit " (Préface, L’Envers et l’endroit).

La tuberculose à 17 ans

Albert Camus est né le 7 novembre 1913 à Mondovi, en Algérie française. La mort de son père Lucien, ouvrier caviste mobilisé pendant la Grande Guerre, le 11 août 1914, précipite la famille dans la misère. La tuberculose, cette maladie de la pauvreté urbaine, est diagnostiquée à 17 ans ; elle met fin à ses rêves de footballeur au Racing Universitaire d’Alger où il est gardien de but ; elle met aussi fin à son ambition d’agrégation, sauf-conduit à une vie meilleure. Pour aider sa mère Catherine (née Sintès), Espagnole illettrée et sourde qui fait des ménages dans le quartier Belcourt d’Alger, il décide de travailler. Atteint également par le virus de l’écriture, le jeune Camus s’engage dans l’Education populaire, le journalisme et la littérature. Une autre grande guerre le rattrape, comme celle qui a tué son père à l’âge de 29 ans. Il part en France pour s’engager. Il met au service de la Résistance ses talents de journaliste. En 1942, paraît son premier roman chez Gallimard : L’Etranger. A chaque fois, le pendant d’un roman sera un texte philosophique pour préciser sa démarche ; ce sera Le Mythe de Sisyphe. Ainsi commence son combat contre l’absurdité de la condition humaine. Pour lui, le salut vient de la révolte contre les réponses de rédemption : religion et révolution. En 1947, le succès de son roman La Peste l’encourage à délaisser le journalisme pour se consacrer à la seule production littéraire. Le Prix Nobel de Littérature lui est décerné le 17 octobre 1957. Il meurt dans un accident de voiture à 46 ans, le 4 janvier 1960. A ses côtés, un manuscrit : Le Premier homme.

Ecrire comme une caresse cursive et continue

La géographie est, selon la formule de Flaubert, comme Dieu, invisible et présente au cœur de l’œuvre de Camus : c’est la Méditerranée païenne et solarisée des civilisations gréco-romaines et leurs mythologies. Un espace éblouissant, oblitérant dans la lumière, l’Algérie indigène et pigmentée ; cette lumière aveuglante paralyse la lucidité devant une légitimité musulmane native niée, et une culture pied-noir coloniale appelée à mourir. L’Algérie fut son pays natal, la France fut sa patrie et l’école de la République fut son berceau pour la renaissance au monde. L’espace s’échappant sous ses pieds dans une Algérie émeutière, il est confronté au renoncement et à l’exil. L’écriture lui offrira une nouvelle identité et la littérature un nouveau pays accueillant. Pour le tuberculeux toussotant de tabagisme, brûlant de désir pour le football et la femme, vivre ne suffit pas ; il faut aimer et écrire comme une caresse cursive et continue.

Au service de la vérité, de la liberté et de la vie

Camus laisse une œuvre construite dans l’irreligion nietzschéenne, la fin des sociétés coloniales du milieu du XXe siècle en Occident, la singularité de sa biographie personnelle et la langue française. Autant de déterminismes marqueurs et clivant. Pourtant, il a su dépasser sa condition sociale, son temps et sa géographie pour donner une résonance universelle et intemporelle à une œuvre exaltant la liberté, l’ordre et la responsabilité individuelle. La période de l’après-guerre mettait en évidence la pluralité des rationalités, souvent contradictoires, des dieux de papier qui faisaient et défaisaient les réputations et les lignes culturelles de la modernité à Paris, la capitale littéraire du monde ; cette pensée unique véhémente en meute tuait les loups solitaires comme Camus.

Si l’homme croit avoir expulsé Dieu de l’univers pour y installer son génie et tracer l’évolution vers plus de raison, l’époque rappelle que les hommes sont soumis également  aux forces impersonnelles comme le capitalisme sans visage et sans vergogne, ou le totalitarisme personnel d’un tyran, hissé au ciel par les hommes pour y exercer " sa domination charismatique " (Weber). Camus a néanmoins foi en l’homme : " Il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser " (La Peste) ; c’est cela aussi qui le distingue de Sartre pour qui " l’homme est une passion inutile " (L’Etre et le néant). Camus a-t-il perçu le retour des obscurantismes et des dieux à travers leurs fous ? Ceux qui dans le culte des morts-martyrs entraînent dans le néant des innocents. Ceux-là ne réussiront jamais leur sinistre entreprise, ou alors, il faudra tuer tous les hommes jusqu’au dernier. Et Camus, gardien de l’espérance au-delà de la mort, nous rassure : " l’art et la révolte ne mourront qu’avec le dernier des hommes ".

L’engagement dans la non-violence

Pour le centenaire de la naissance de Camus (1913-2013), l’ARS Terres Créoles, Textes & Tournures et la Maison des Associations de Saint-Benoît présentent l’exposition "les noces avec le monde, Camus à l’épreuve du temps". En cette année où l’Education populaire fait son retour dans l’actualité périscolaire et entre à l’école, il est important de partager avec la jeunesse les grands thèmes  porteurs d’espérance.

Le titre de l’exposition est suggéré par son ouvrage Noces, publié en 1939 ; la démarche est de réinterroger les ressorts et les contradictions de la révolte et de vérifier la pertinence du combat de Camus pour l’unité du mot, du moi et du monde partagés avec l’autre : c’est-à-dire la littérature. L’exposition emprunte sa pédagogie à l’Education populaire, écosystème de savoirs et de solidarité, et matrice formatrice de Camus, ancien directeur de la Maison de la Culture d’Alger. L’ambition, toujours différée et toujours recommencée, comme l’effort de Sisyphe, est de rétablir l’harmonie du monde, en l’absence de transcendances bienveillantes, par l’engagement individuel au service de la vérité, de la liberté et de l’humanité.

Mario Serviable

Photo : www.7lameslamer.net/

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2 Commentaires
patrick
patrick
10 ans

merci :)

alcibiade
alcibiade
10 ans

Albert Camus, dans sa vie et son œuvre, s'est fermement opposé à toute démarche qui fait du meurtre assumé l’instrument de la politique, quels qu'en soient les prétextes, quelles que soient les "causes" invoquées. En décembre 1957, pour la remise de son Nobel, Camus s’expliquait : «Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse... »
En ce sens Camus, qui fut authentiquement résistant pendant l'occupation, était torturé par les horreurs qui affligeaient son Algérie natale ; il ne pouvait se résoudre à abdiquer humanisme et conscience sous prétexte "d'engagement", il refusait de justifier la violence et le meurtre comme moyens légitimes d'action politique, contrairement aux intellectuels dits "progressistes", plus précisément d'inspiration marxiste, Sartre en premier lieu, et Frantz Fanon, pour lesquels le terrorisme serait pour les pauvres, les opprimés, le seul moyen de recouvrer leur humanité, face à "l'oppresseur"… Quand bien même les actes de "résistance" ciblent des innocents, civils, femmes, enfants, personnes âgées, et pour faire bon poids, tous ceux qui ont le malheur de ne pas être ostensiblement du bon côté, voire d'être au mauvais endroit au mauvais moment.
Alors certes, la guerre d'Algérie, les décolonisations, pour les plus jeunes, c'est loin. Sartre en disait : « Le colonisé se guérit de la névrose coloniale en chassant le colon par les armes (…). L'arme d'un combattant c'est son humanité. Car dans le premier temps de la révolte, il faut tuer : abattre un européen c'est faire d'une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort, et un homme libre…» Un regard confirmé plus tard à l'occasion du massacre des athlètes israéliens lors des Jeux olympiques de Munich (1972) : «La terreur est une arme terrible, mais ses pauvres victimes n’en ont aucune autre…» Si Camus est mort, trop tôt, trop jeune, il est aisé aujourd'hui de comprendre la portée de sa vision du monde, son empathie avec l'humanité en proie à la violence absurde. Sa révolte est toujours d'actualité, car c'est un chaos très "sartrien" qui règne sur de vastes régions du monde, où la terreur est appliquée aveuglément, avec des fastes de cruauté et de sauvagerie, à des populations qui sont libres… de crever, parce que d'autres sont libres… de les tuer. Alors, la révolte de Camus contre cette absurdité là est rien moins que littéraire, voire scolaire, elle porte lucidement le choix de la vie, de l'esprit et des lumières, face au fanatisme, à l'obscurantisme et au renoncement bêlant, au relativisme qui rend présentable une certaine forme de complicité intellectuelle, pour ne pas dire de "collaboration" avec les bourreaux. Il est des pestes qui ne se limitent pas aux livres, et qui participent même d'un politiquement correct terriblement contagieux.