Courrier des lecteurs de Kalouma

Quelle définition donner de la "transcendance opérationnelle"

  • Publié le 25 mai 2017 à 20:23

Ceci est un bref aperçu du contenu de la conférence donnée le 18 mai dernier à l'Université de La Réunion (amphi Charpak, Faculté des Sciences), par Guy Pignolet Le conférencier a été présenté en début de soirée par Jean-Pierre Chabriat, Doyen de la faculté des Sciences.

Quelle définition donner de la " transcendance opérationnelle " et pourquoi ce thème ? La première question était le sujet de la conférence. La seconde a reçu une réponse dans la conclusion esquissée par le conférencier.

Certains moments de la vie sociale réunionnaise, a dit G.P, lui ont donné la sensation qu’un gouffre d’incompréhension séparait les tenants des " deux cultures " conceptualisées en 1959 par Charles Percy Snow*.

Ce facteur de division étant affecté d’un coefficient néocolonial aggravant sur un territoire comme La Réunion, il n’en apparaît que plus important de chercher les voies intellectuelles de son dépassement. C’est ce que s’est proposé de faire Guy Pignolet dans cette conférence.

Il s’agissait donc pour lui de poser, dans un premier temps, les termes cognitifs de modèles mathématiques connus (la fonction de Narayana, la formule de la constante d’Euler, entre autres), pris comme exemples et référents de constructions mathématiques rigoureuses.

Les liens entre musique et mathématique étant déjà bien établis, la conférence a commencé avec le problème des Vaches de Narayana**, mis en musique par Tom Johnson (et en vidéos par le mathématicien Michel Waldschmidt). Ces essais sont autant de démonstrations des passerelles établies entre les différents " langages ".

Puis ce fut, après un test destiné à attirer l’attention sur les ordres de grandeur,  une excursion dans la forêt des nombres : les nombres entiers naturels (N) et relatifs (Z), les nombres rationnels (Q) et leurs opérations ; les nombres irrationnels (π, √2) avec l’exemple du périmètre du cercle qui a tant embêté Pythagore (" ce périmètre irrationnel, même pas algébrique… mais bien réel ")…, les nombres algébriques (A), réels (R) et complexes (C).

Les nombres transcendants mis au jour par Joseph Liouville*** étaient au cœur de la démonstration du conférencier, de même que l’unité imaginaire (i) ou racine de -1 et la constante de Neper, désignée (e), comme exponentielle, par Euler.

Le fil conducteur de ce retour sur les ensembles des nombres consistait, à partir de la compréhension des nombres transcendants (réputés "intouchables" jusqu’à Cantor et Dedekind), à tracer une voie pour une transposition de ces modèles vers d’autres domaines de la pensée, en particulier vers celui du langage.

L’ingénieur réunionnais fait un pas de plus, pour ainsi dire, en se demandant si le modèle mathématique ne pourrait pas offrir une voie nouvelle permettant de surmonter les approximations du langage dans l’expression de ce qui, parmi les expériences humaines, est appelé " transcendant " dès lors qu’il outrepasse l’ordre du rationnel.

Comme on l’a vu plus haut, la démarche, intuitive et analogique, interroge pour commencer les procédés cognitifs de l’esprit humain et ses limites dans le maniement des très grands chiffres (décimaux imprédictibles et autres). Elle démontre ensuite que des outils sont disponibles pour leur réduction à des modèles manipulables.

Ceci posé, la deuxième partie de son intervention s’intéresse plus spécifiquement aux caractéristiques propres au langage : apories logiques et paradoxes ont eux aussi donné matière à des traitements mathématiques. Mais, à la différence de ce qui se passe dans l’univers des nombres, il n’existe pas de méthode, à l’heure actuelle, pour " préciser une pensée " de l’ordre de l’incommunicable, comme peuvent l’être des pensées mystiques ou des expressions poétiques.

De même que l’humanité a franchi une "barrière infranchissable" (la gravitation) vers le milieu du siècle dernier, avec toutes les connaissances que nous en avons tiré depuis – de même la " barrière du langage " pourrait-elle, par une méthode inspirée des mathématiques et de manière opérationnelle, être dépassée de manière à opérer dans le domaine de la transcendance ?

La question nodale qui a inspiré le conférencier, sur l’outil qu’est le langage, a été ainsi posée : " Est-ce qu’avec des méthodes rationnelles (raisonnables) on peut trouver des moyens de traiter le transcendant avec une précision que n’ont actuellement ni les mystiques ni les poètes ? "

Après l’adieu à Aristote, l’Adieu au langage exploré récemment par le cinéaste Jean-Luc Godard sont des signes qui montrent qu’une (R)évolution en cours invite à suivre des pistes nouvelles. Selon G.P, la transcendance opérationnelle est une possibilité de réforme du langage offerte aux générations futures, comme il y en a eu d’autres par le passé – référence à l’invention, il y a 500 ans par le roi coréen Séong, de l’écriture " la plus moderne du monde " encore aujourd’hui.

Kalouma

________________________
* C.P.Snow (1905-1980) est un chimiste britannique, également haut fonctionnaire et romancier, connu pour avoir énoncé  ce concept des deux cultures lors d’une conférence restée célèbre, au cours de laquelle il a explicité les effets néfastes de la division – voire de l’opposition – entretenue, dans la vie intellectuelle de la société occidentale, entre la culture scientifique et les “humanités”.

** Narayana : mathématicien indien du 14e siècle. Il posa un jour le problème suivant : " Chaque année une vache met au monde un veau ; à partir de la 4e année, chaque veau donne à son tour, au début de chaque année, naissance à un veau. Quel est le nombre de vaches et de veaux après une durée de 17 ans ? "
https://webusers.imj-prg.fr/~michel.waldschmidt/articles/pdf/QuebecSeptembre2009VI.pdf

*** Joseph Liouville (1809-1882) : mathématicien français qui a mis au jour les nombres transcendants ; il fut aussi le premier à comprendre l’importance des travaux d’Evariste Galois (1811-1832) dont il prit la défense posthume dans le contexte des polémiques surgies de la redéfinition de l’algèbre.

guest
0 Commentaires