Tribune libre d'Arnold Jaccoud, Psychosociologue

"À Nouveau l'horreur"

  • Publié le 29 octobre 2017 à 20:13
  • Actualisé le 29 octobre 2017 à 20:14

Arnold Jaccoud, le psychosociologue, vient de nous envoyer une tribune libre que nous publions en intégralité. Il s'exprime après le meurtre de Corinne, 42 ans, tuée ce samedi 28 octobre 2017 dans le quartier de la Trinité à Saint-Denis. Une mort provoqué par les coups de son mari. Il liste plusieurs pistes pour éviter ce type de drames. (Photo d'illustration)



Entre janvier 2016 et avril 2017, 9 femmes ont été assassinées à La Réunion : La dixième, c'était juste hier à La Trinité... À nouveau l'horreur. Et une immense compassion à l'égard de cette famille détruite. Une femme assassinée de plus, après tant d'autres ! Il ne s'agit pas ici de faire le compte, sanglant, des femmes exécutées, violentées, violées ou maltraitées année après année, mois après mois... Même si l'expérience qui s'accumule fait craindre que le rythme statistique de cinq plaintes par jour (1700 en 2014) auprès des services de police ou des brigades de gendarmerie ne diminue pas.


• L'aide accordée aux victimes, une mesure indispensable et insuffisante


La ministre Laurence Rossignol observait que, dans la population, le seuil de tolérance à l'égard des violences dont les femmes sont l'objet va en s'abaissant. C'était lors des États Généraux des Violences faites aux Femmes, organisés à Sainte-Marie en novembre dernier. Mais ni les faits de violences eux- mêmes, ni les modes d'organisation de la société qui les permettent et parfois les inspirent, ni les mentalités qui les déclenchent, ni même la façon dont ils sont perçus et traités par les organismes compétents n'ont eux, à l'évidence, évolué. Et ceci en dépit des campagnes de sensibilisation et d'information dont la plus récente, menée depuis la préfecture avec des moyens financiers considérables, date d'il y a à peine dix jours.


Les terribles événements qui se multiplient sous nos regards consternés sont là pour nous le rappeler. En outre, au travers de la médiatisation de ces abominations, nous ne prenons connaissance, avec un sentiment de répulsion et d'impuissance, que des épisodes les plus dramatiques et les plus sanglants. Nous demeurons dans l'ignorance de la masse de ces drames domestiques dont personne ne parle, et qui naissent et se cachent quotidiennement derrière les portes closes des cases et des appartements.


Les mesures d'aide aux victimes sont présentées comme de plus en plus efficaces ? En l'occurrence, elles ne servent à rien. Elles arrivent toujours après-coup. Après le massacre et parfois après la mort. Elles continuent à laisser quantité de femmes martyrisées sans aucune protection réelle. Et il semble que c'est bien là le choix financier, donc opérationnel, effectué par les pouvoirs publics, qui prennent implicitement le risque de continuer à exposer nombre de femmes à l'anéantissement et à l'immolation.

Mais toujours bien sûr avec la conscience de ceux qui tentent de croire qu' "Arèt lév la min dsi mwin !" va produire l'effet espéré. Pourtant agir sur les conséquences et les symptômes comportementaux en dérive -les manifestations de la violence intrafamiliale- n'a jamais permis, d'aucune manière, d'en comprendre les causes premières, ni surtout de les traiter ou de les éliminer.

• Une double difficulté : qui est responsable et comment agir ?

L'autorité publique est-elle capable d'investir dans une prévention réelle qui relèverait à la fois de l'éducation et d'une approche culturelle, susceptible d'intervenir avec efficacité sur les comportements relationnels ? En perçoit-elle la nécessité ? Dans les configurations actuelles, on peut en douter. L'éducation au respect est diffusée et martelée partout, il importe de le reconnaître ! La mixité éducative, la promotion de la parité, le respect absolu de l'autre et de sa liberté personnelle sont communément préconisés et propagés, et ceci dès l'enfance.


Mais tout cela s'effondre lorsque surgissent les différends relationnels, les frustrations nées du sentiment d'abandon et de trahison, les perturbations de l'émotion meurtrie. Les injonctions de l'éducation - essentiellement en milieu scolaire !- demeurent souvent purement formelles, face à l'immaturité émotionnelle et aux pires modèles plus ou moins inconscients, hérités de la longue histoire de la suprématie masculine, perpétuée souvent inconsciemment dans le cadre familial, même si l'on connaît une violence féminine parfois tout aussi réelle.


Ce qui est en question n'est pas uniquement la cause des femmes à promouvoir et à protéger. Il ne suffit pas manifestement d'énoncer verbalement par période l'interdit de comportements socialement inacceptables. C'est également le problème de l'homme plus généralement, de la masculinité, de la fragilité de son équilibre émotionnel, de son statut et de sa condition devenus instables. Prévenir la violence, c'est toujours être en mesure de traiter de façon constructive la frustration, la privation et les déficits affectifs.


Sont sans cesse en jeu : l'exigence d'une approche de l'intégration lucide et apaisante de nos émotions blessées, dans une reconnaissance absolue de l'autonomie de chacun et chacune dans ses relations, ou l'éducation à l'intégration de nos émotions et de nos pulsions, action d'appropriation essentielle dans un monde dont les repères extérieurs structurants ont largement disparu, et entièrement abandonnée aux aléas de l'existence. Toute attitude ne peut être considérée comme une option équivalente à n'importe quelle autre. Sans cette éducation en profondeur, constante sur des années, dans une alliance résolue et confiante entre adultes du monde des institutions et adultes de la sphère familiale, strictement rien ne peut changer.


Bien sûr, tout cela est plus simple à exposer par écrit qu'à réaliser dans le concret du quotidien. La complexité de l'éducation et de la transmission des comportements se pose aujourd'hui constamment et partout, dans tous les espaces familiaux, alors que se sont effondrées les règles et les valeurs qui ont structuré ces comportements dans les sociétés du 20ème siècle. Elle n'est abordée que superficiellement et souvent sans aucune conscience véritable.

Et c'est pourtant dans ce domaine que doit être requis l'investissement concret le plus important qui permettrait d'atténuer les dégâts dans les relations intraconjugales et familiales. L'accumulation des ravages qui ruine la vie de tant de femmes ne peut plus, depuis longtemps, être rangée dans les rubriques de faits divers. Il s'agit bien d'un problème de société généré par les évolutions sociétales actuelles. On ne pourra jamais se contenter de le traiter par des injonctions symptomatiques individuelles, même justidiées intensifiées, du type "Arèt lév la min dsi mwin !"

Arnold Jaccoud Psychosociologue

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