Tribune libre d'Eugène Rousse

Albert Ramassamy, un pionnier de la gauche à La Réunion ?

  • Publié le 14 novembre 2018 à 16:00

Après le décès d'Albert Ramassamy survenu à Saint-Denis le 4 novembre dernier à l'âge de 95 ans, des responsables politiques du pays lui ont rendu hommage en le présentant comme "un pionnier de la gauche à La Réunion". Soucieux pour ma part de mettre à la disposition des chercheurs de demain des informations relatives au parcours scolaire, professionnel et militant d'Albert -- je l'ai toujours appelé par son prénom --, j'estime nécessaire d'exposer ici un certain nombre de faits dont j'ai été témoin.

À l’école centrale de Saint-Denis, où nous étions scolarisés à la même époque (fin des années 1930 et début des années 1940), Albert se faisait remarquer par sa facilité d’élocution, son étonnante capacité de travail et sa prodigieuse mémoire. Ce qui lui a permis d’obtenir la même année le brevet élémentaire et l’admission au concours d’entrée à l’École Normale, en réussissant des épreuves ô combien difficiles.

Au cours des longues vacances scolaires de janvier-février que nous passions tous les deux chez les parents au Champ-Borne, nous avons appris à mieux nous connaître au cours de rencontres presque quotidiennes. C’est donc tout naturellement que j’ai été amené à être très attentif aux divers engagements d’Albert, après son entrée dans la vie active.
Au Port, où il obtient son premier poste d’instituteur, Albert adhère à la Fédération Réunionnaise du Parti Communiste Français, née le 30 novembre 1947. Il est membre de la cellule Guy Moquet, dès que cette structure est créée. Il en est même l’animateur.

Proche des communistes

Mais après presque 2 ans passés au Port, Albert est muté en d’autres points du pays. En raison du très mauvais état du réseau routier et de l’impossibilité à cette époque d’obtenir une ligne téléphonique, nous ne pouvions nous rencontrer qu’à l’occasion de l’assemblée générale annuelle du Syndicat National des Instituteurs (SNI). Des rencontres forcément brèves, qui m’ont tout de même permis d’apprendre que l’ex-animateur de la cellule communiste du Port était devenu membre de la SFIO, une formation politique née à La Réunion au milieu des années 1930 et dont les membres les plus éminents avaient rejoint le PCF à la fin de la seconde Guerre mondiale, conduisant ainsi les socialistes réunionnais à disparaître de la scène politique pendant plus de 20 ans.

Pour s’en convaincre, il suffit d’examiner les résultats des sénatoriales du 19 juin 1955 et des législatives du 2 janvier 1956, où les socialistes J. Dijoux et F. Millot, tous deux hauts fonctionnaires respectivement de l’Éducation nationale et de la Police nationale, ne recueillent que 10 voix des quelque 500 votants. Même constat pour les législatives, où la liste socialiste Millot-Labaume-Fort n’obtient que 2.105 voix contre 36.396 voix à la liste PCF Paul Vergès – Raymond Mondon - Isnelle Amelin, qui décroche 2 sièges de députés.

Il me faut préciser que pour Albert, départ du PCF ne signifie pas rupture. Et cela jusqu’en 1958. J’en veux pour preuve que le 29 juillet 1957 à l’assemblée générale du SNI, qui se tient à Saint-Joseph (commune dirigée par le député Raphaël Babet, de la droite modérée), Albert Ramassamy, en sa qualité de secrétaire général du SNI, invite les députés communistes Paul Vergès et Raymond Mondon à assister à la totalité des travaux de l’assemblée.

Après l’énorme scandale électoral qui eut lieu le 17 novembre 1957 — date de l’élection législative partielle destinée à pourvoir au remplacement de R. Babet, décédé —, le secrétaire général du SNI, Albert Ramassamy, fait adopter le 5 décembre 1957 par son syndicat une motion dont voici un bref extrait : "La section du SNI de La Réunion, indignée par les actes de violence qui ont ensanglanté les dernières élections (…), regrette ce retour à la politique des notables, laquelle a rendu hideux le régime colonial". Une motion où il partage les positions communistes.

Une abstention sévèrement sanctionnée

Mais après l’entrée à Matignon de Michel Debré le 8 janvier 1959, le "pionnier de la gauche" à La Réunion déclare une véritable guerre aux communistes, qu’il traite de "séparatistes", en faisant croire que ces derniers sont "aux ordres de Moscou".
Au SNI, où le groupe auquel il appartient dispose d’une confortable majorité, il a des mots très durs envers les minoritaires qui, selon lui, sont de dangereux "indépendantistes".

La direction socialisante du SNI en France, elle même, n’est pas épargnée : des appels pressants de Paris à une époque où la République est en danger, ne sont plus relayés à La Réunion par les responsables de la section réunionnaise du syndicat. Deux exemples suffiront pour étayer mon affirmation.

Le 31 décembre 1959, le Premier ministre Michel Debré fait voter — presque sans débat  par l’Assemblée nationale — des lois connues sous le nom de lois anti-laïques. Aussitôt, les organisations laïques de France, dont le SNI, lancent un appel à la mobilisation de tous ceux qui estiment que le vote de ces lois est une violation de la Constitution de 1958 et que "l’argent de tous ne doit aller qu’à l’école ouverte à tous". À La Réunion, les dirigeants de la section du SNI restent sourds à cet appel, qui trouve toutefois un large écho auprès d’autres organisations laïques, qui font circuler dans toute l’île des cahiers de signatures de pétitions expliquant que "l’école laïque n’est ni l’école sans Dieu, ni l’école du Diable" et qu’elle est tout simplement l’école de la République.

En France et dans les DOM, la campagne de signatures des pétitions connaît un gros succès : plus de 9 millions de signatures en 5 mois. À La Réunion, l’attitude du groupe majoritaire est sévèrement sanctionnée : à l’assemblée générale du 28 juillet 1960 au Port, Ramassamy ne recueille au nouveau Conseil syndical que 5 sièges sur les 21 à pourvoir. La composition du Conseil syndical, dont le leader est Raymond Mondon (ex député communiste) depuis juillet 1960, ne change pas après l’assemblée générale du 10 juillet 1961.

Le temps des dissidences : d’abord au S.N.I. …

Autre exemple de refus du groupe Ramassamy de calquer son comportement sur celui de la direction nationale du SNI : il s’agit du refus honteux d’apporter le moindre soutien aux victimes de l’ordonnance du 15 octobre 1960. Le 21 août 1961, 8 fonctionnaires majoritairement communistes sont avisés par la Préfecture de La Réunion qu’ils sont frappés par cette ordonnance, plus connue sous le nom d’ordonnance Debré, et en conséquence, ils devront être à Gillot le 5 septembre pour prendre le vol d’Air France à destination d’Orly. À Paris, le SNI condamne le recours à l’ordonnance du 15 octobre 60, assure les victimes de ce qui n’est rien d’autre qu’une lettre de cachet de la solidarité des instituteurs de France et intervient au Ministère de l’Éducation nationale pour que les exilés de La Réunion soit tous affectés dans la région parisienne.

À La Réunion, les membres du groupe Ramassamy se sont abstenus d’assister aux grandes manifestations contre cette ordonnance organisées par le SNI (dirigé depuis le 28 juillet 1960 par Raymond Mondon) ainsi que par la CFTC, la CGT et la FOL, tant avant qu’après le départ des fonctionnaires frappés de bannissement. Les autres DOM sont eux aussi touchés par l’ordonnance Debré ; ce qui conduit le député martiniquais Aimé Césaire à dénoncer le 6 octobre 1961 devant l’Assemblée nationale "l’état de siège qui affecte dangereusement les 4 DOM, où il n’y a ni Constitution ni Droits de l’homme et du citoyen. Il n’y a plus de liberté, il n’y a que le régime du bon plaisir…".

Un tel régime va durer près de 20 ans, au cours desquels Albert Ramassamy s’est manifesté à plusieurs reprises. Ainsi, le 9 juillet 1962, jour de l’assemblée générale du SNI, au Rio à Saint-Denis, Ramassamy, qui n’a plus de responsabilité syndicale depuis juillet 1960, crée à l’école centrale de Saint-Denis une section du SNI dissidente, dont il se proclame secrétaire général. Cette section dissidente dispose manifestement de gros moyens car elle édite un bulletin bimestriel en plus des circulaires qu’elle diffuse dans toute l’île. Objectif recherché : discréditer les "séparatistes" qui sont à la tête du SNI officiel. La section dissidente disparaîtra le 24 juillet 1964, jour d’une assemblée de réunification tenue sans Ramassamy, absent de La Réunion.

… puis à la F.O.L.

Ce dernier était toutefois présent dans l’île en 1963, année riche en événements, dont deux au moins ont été marqués par des initiatives d’Albert. Mentionnons d’abord le 5 mai 1963, date de l’élection législative dans la première circonscription de La Réunion (Saint-Denis – Sainte-Rose). À cette élection, se présentent Michel Debré et Paul Vergès. L’anti-communisme de l’ancien Premier ministre du général De Gaulle est apprécié du directeur d’école du 8ème km de La Montagne au point que celui-ci s’engage totalement dans une campagne électorale où il présente Michel Debré comme le seul véritable rempart contre le péril communiste.

Enhardi par un "succès" auquel il a contribué le 5 mai, Albert Ramassamy engage une offensive contre la Fédération des Œuvres Laïques (FOL), section de la Ligue française de l’Enseignement, à l’occasion de la tenue de son assemblée générale du 3 juin 1963, au Rio à Saint-Denis. Ce jour-là il se présente aux portes du Rio, où je contrôle les entrées; je lui fais observer très poliment qu’il ne peut pas entrer puisque ne figurant pas sur le listing de la FOL. Il se retire sans mot dire et, à la tête d’un petit groupe de femmes et d’hommes, se rend à l’école centrale toute proche et y fonde une FOL dissidente. Cette FOL dissidente n’aura qu’une existence éphémère car non reconnue par Paris. Il se plaindra plus tard d’avoir été écarté de la FOL par les communistes (voir ‘’Le Quotidien’’ du 18 mars 1995).

Une soif enfin étanchée

En politique, la soif d’un mandat le prend. Il frappe aux portes de l’hôtel de ville de sa commune natale (Saint-André), berceau de la fraude électorale grossière et violente, et y dépose sa candidature aux municipales du 14 mars 1965. N’ayant pas d’adversaire, il est évidemment élu. Il faut savoir qu’au soir du 14 mars 1965, une dépêche de l’AFP nous informait  qu’"à La Réunion, dès le premier tour, toutes les communes de La Réunion se sont dotées de municipalités gaullistes".
Un mois plus tard, le 30 avril 1965, le député ex-MRP de la deuxième circonscription de La Réunion, Marcel Vauthier, déclarait à l’Assemblée nationale : "il n’y a plus de suffrage universel à La Réunion".

Le costume de conseiller municipal ne lui suffisant pas, Albert rêve d’un mandat national; il est candidat aux législatives du 5 mars 1967 dans la 2ème circonscription. Cette fois, il doit se contenter de 5,39 % des voix. Mais il se garde bien de parler de fraude, car dans sa croisade anti-communiste il avait semble-t-il justifié la fraude en disant que "la fraude électorale est la réplique aux mensonges en politique" (voir la circulaire SNI numéro 2 du groupe Ramassamy parue en 1962).

Après une quinzaine d’années consacrées presque essentiellement à sa profession d’enseignant, qui ne lui a valu que des éloges, Albert Ramassamy rejoint assez timidement le camp de la gauche réunionnaise ; ce qui lui permet d’obtenir d’abord un mandat de conseiller régional, puis un mandat de sénateur, respectivement les 20 février et 25 juillet 1983. J’avoue avoir voté et fait voter pour lui aux élections sénatoriales de 1983 et aussi à celles de 1992, oubliant son parcours politique chaotique et en saluant ainsi son retour dans une famille politique qu’il n’aurait jamais dû quitter. Il éprouve toutefois le besoin de livrer un ultime combat contre Paul Vergès le 21 mars 2004, où il recueille 1,74 % des voix aux élections régionales.

Un bilan plutôt décevant

Par ailleurs, je lui apportais le témoignage de mon amitié en le sollicitant lors de la réalisation d’un film que m’avait confié le Conseil Général en 1995 à l’occasion de la célébration, en présence du président de la République Jacques Chirac, du 50ème anniversaire de la départementalisation. Je lui laissais le libre choix du thème qu’il voulait aborder. Il me donna entière satisfaction.

À l’heure du bilan de "l’homme de tous les combats", je ne peux que regretter qu’Albert ait fait sien le langage guerrier de Debré : "on ne discute pas avec les communistes, on les combat". Il faut savoir que la seule présence de Michel Debré au Conseil régional (ancienne formule 1973 – 1983) où siégeait Paul Vergès, suffisait à rendre tout débat absolument impossible.

Je déplore également qu’il n’ait pas condamné les scandales du BUMIDOM (Bureau des Migrations dans les DOM) et du FASO (Fonds d’Action Sanitaire Obligatoire) mis en place par Debré en 1963 et qu’il se soit abstenu de s’engager dans les dures batailles visant à obtenir l’extension à La Réunion de la législation de l’égalité des droits sociaux avec ceux de France.

En conséquence, je suis fondé à affirmer que le bilan de notre ex-sénateur, au plan politique et syndical, me semble plutôt décevant. Cela dit, que les proches d’Albert veuillent bien accepter les très sincères condoléances que je leur adresse.

Eugène Rousse

 

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