Tribune libre d'Arnold Jaccoud

Les jours d'après - Perspectives

  • Publié le 3 décembre 2018 à 06:52
  • Actualisé le 3 décembre 2018 à 06:55

À la suite la visite de la ministre des Outre-mer, il est heureux, qu'à La Réunion, les choses commencent à s'apaiser. Il existe bien entendu plusieurs approches pour tenter de comprendre quelques aspects d'une situation qui a paralysé l'île pendant 15 jours, et dont les dégâts humains, sociaux et économiques sont considérables. Il est également possible d'envisager l'avenir de plusieurs manières. Il faut en tout cas tenter, sans aucune prétention à une vérité verrouillée, à donner un sens à ce tumulte provoqué par le mouvement des "gilets jaunes" qu'aucune autorité, locale ou nationale, ne prédisait ou ne voulait pressentir.

Et pourtant, le diagnostic de la situation qui déclenche l’exaspération croissante d’une partie de la population réunionnaise est connu depuis au moins trente ans ! Il convient d'y ajouter la succession de décisions impopulaires et financièrement désastreuses arrêtées par l'actuel gouvernement ou ses prédécesseurs. Pour faire bref sur la question volontairement ignorée de ce mal-être social grandissant, "Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes", selon une pensée tout à fait appropriée attribuée à Bossuet.

Ce dont on manque le plus dans ce type de péripéties, c'est de la capacité à conceptualiser correctement les problèmes afin de pouvoir penser efficacement la moindre action, et avant de la réaliser ! Agressions et violences sont inacceptables. C'est clair. Il faut cependant rappeler, même si c'est banal, que comme dans toutes les circonstances similaires, les manifestations de revendications qui sévissent sur l'île supposent deux niveaux de lecture :

a) D'abord leurs modalités d'expression, qui sont devenues dans de multiples cas dévastatrices et inadmissibles, et qui n'ont pas entièrement disparues après le passage de Mme Girardin.

b) Mais également le message ou les messages imbriqués dont elles sont porteuses, qui peuvent être explicables, expliqués et revêtir un sens compréhensible et parfois tout-à-fait recevable.

Le problème survient lorsque le message est parasité par les effets insoutenables de son expression, dès que celle-ci emprunte les chemins de la violence. On a intérêt à ne pas confondre. Lorsque la modalité nous choque, nous touche émotionnellement, les réactions qu'elle entraîne occupent tout l'espace de notre perception et nous empêchent largement d'assimiler le sens du message, sûrement caché et complexe, ou simplement d'avoir envie de le chercher. "Je n'accepterai jamais la violence", affichent superbement les leaders politiques. Mais qui se hasarderait à penser et exprimer le contraire... ? Le risque de la confusion qui en découle, c'est que la plupart des prises de position ne portent que sur les conséquences immédiates et les effets de cette expression et non sur les chaînes multiples de causalité qui en sont à l'origine.

À La Réunion, les dirigeants politiques et institutionnels (cf. la chaîne structurelle du pouvoir, de la ministre au plus modeste élu local) ont évité ou cessé de discréditer le mouvement social. Ils ont en tout cas renoncé à dénoncer les blocages routiers, certainement insupportables. Après la phase d'un mutisme qui est apparu plus qu'embarrassé, ils ont fini par reconnaître la nécessité de déchiffrer les contenus hétérogènes, voire hétéroclites, du ou des messages revendicatifs des manifestants.
Tous se sentent désormais obligés d'affirmer que la colère des gilets jaunes est légitime et que leurs revendications sont motivées et compréhensibles ! Leur empathie est devenue générale. Ils n'ont aucune honte de leurs aveux tardifs...

Ce qui semble également légitime, c'est de se demander pourquoi les "réponses" qu'ils donnent aujourd'hui n'étaient pas possibles hier, sans les troubles actuels... dont ils reconnaissent en quelque sorte explicitement les motifs explicables et justifiés ? Comment expliquer cette paralysie continue et si étendue de tant de détenteurs de l'autorité, dont les informations et la finesse stratégique coutumière peinent à faire croire à leur ignorance.

D'une certaine façon, seule la pression populaire semble pouvoir contraindre les dirigeants politiques à des capitulations plus ou moins déguisées dont ils auraient pu faire l'économie. Les événements ont mis en jeu leur pérennité et peut-être même pour certains leur survie. Un doute radical se fait jour sur le fait que la préservation de leur domination hiérarchique, même légale et légitime, ne peut être que l'unique option au service de l'organisation socio-politique de La Réunion et de son intégrité.

Pourtant, il ne s'agit pas à priori de faire plier les autorités. Il est normal que les réponses et les promesses économiques, sociales, fiscales, alimentaires ou sécuritaires avancées soient les bienvenues pour un nombre considérable de concitoyens qui les réclament depuis si longtemps au nom de la justice ou de la simple survie. Mais, à la lumière des leçons infligées par le mouvement social des gilets jaunes, il serait peut-être intéressant de remanier radicalement et durablement les processus d'élaboration des décisions publiques. Que ce soit au plan local ou microlocal, ou à celui du département ou de la région.

Il a fallu l'expression publique de l'exaspération populaire pour que les autorités agissent.
Cette expression publique devrait pouvoir persister, de façon différente bien sûr, dépourvue d'exaspération. Comme une instance normale, contribuant à élaborer certaines décisions de l'autorité concernée, ou parfois à les examiner et aider à les faire évoluer.

Les événements présents démontrent qu'on ne peut éviter d'interroger sans relâche la relation possible entre la pléthore institutionnelle oppressive et la désaffection découragée de trop d'habitants et de citoyens à l'égard des problèmes qui les concernent directement. Autant dire qu'il est urgent de déjouer les mécanismes de la déresponsabilisation sociale globale que le mouvement des "gilets jaunes" a tenté ou a réussi à faire exploser.

L'instance suggérée dans ces lignes ne peut concrètement fonctionner, semble-t-il, que si elle fait appel à une participation citoyenne non manipulée et si elle permet de restaurer un minimum de confiance à l'égard de la responsabilité des autorités représentatives élues, à tous les niveaux sur notre territoire.

Il ne s'agit pas de monter une usine à gaz de plus, qui parviendrait à nouveau sournoisement à confisquer la parole, le savoir, le pouvoir social et l'action des gens.

La crédibilité de toute démarche qui voudrait suggérer la participation des simples citoyens à l'élaboration de l'action publique ne peut être acquise sans un agencement d'actions concrètes, toujours ancrées dans deux processus conditionnels :

A • Un processus de développement d'une conscience formée et nourrie d'informations appropriées et approfondies, de consultations, de concertation et de débats ouverts, d'une part et B • D'autre part, un processus élaboré, touchant à l'exercice, réel et reconnu, du pouvoir d'agir sur sa réalité et son cadre de vie, avec les moyens appropriés.

On peut risquer trois points d'appuis indispensables

1 • D'abord la diffusion d'une information
- claire - complète - crédible
- auprès de tous les citoyens / habitants / usagers / administrés / consommateurs, par tous les moyens accessibles, notamment, mais pas uniquement : communication digitale - usage des réseaux sociaux
- sur les enjeux relatifs à toutes les situations qui les concernent et qu'ils soient en mesure de comprendre et d'approuver,
- de façon périodique mais régulière (préparations antérieures, dates et lieux de rencontre et de travail, sondages vérifiés et validés, comptes rendus)

2 • Ensuite le partage et l'outillage, dans la problématique concernée quelle qu'elle soit, du savoir et du pouvoir, de la part des "sachants", spécialistes et experts,
- qui mettent directement leurs compétences au service des gens concernés, et pas uniquement à celui d'institutions déconnectées de la réalité du quotidien,
- qui consiste à leur transférer connaissances et compétences sur les plans - technique / scientifique
- administratif (procédures, circuits) - financier - budgétaire
- décisionnel / démocratique
de façon à ce que les citoyens puissent contribuer réellement à l'élaboration des décisions publiques qui concernent leurs conditions de vie, dans leur environnement proche ou au niveau régional, départemental, local. Et qu'ils en détiennent un pouvoir informé et officiellement ratifié .

3 • Enfin, la régularité de l'organisation, sur l'ile, dans chaque commune ou chaque quartier, d'un travail de collaboration effectif associant les trois catégories de participants
- citoyens / habitants / usagers / administrés / consommateurs / etc.
- professionnels / spécialistes / / intervenants divers / administratifs
- décideurs institutionnels et politiques – élus municipaux du quartier, de la commune, ou
élus départementaux et régionaux.
Seul ce type de structuration semble pouvoir constituer la base habituelle du fonctionnement d'une authentique et efficace instance citoyenne.

Dans notre société démocratiquement organisée, il peut être parfois utile, pour déjouer les risques de son dévoiement, de rappeler que la politique a pour vocation la fonction ordonnatrice et organisatrice du corps social et de ses structures. Sans chercher à faire la leçon à personne et même si nous connaissons les limites de ses prérogatives réelles, nous avons à reconnaître et nous voyons bien qu'il s'agit d'une tâche exigeante !

L'engagement politique requiert une honnêteté morale et intellectuelle irréprochables, le sens de la dignité personnelle, des compétences techniques et administratives complexes, la capacité de discerner les mutations sociales en cours, une certaine aptitude visionnaire et anticipatrice, mais surtout, ce qui est essentiel en l'occurrence, l'acceptation d'un dialogue et d'un contrôle démocratiques permanents, et non seulement lors d'échéances électorales qui apparaissent de plus en plus discutées.

A.J.

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