Tribune libre de Bruno Bourgeon

Vivre avec l'effondrement

  • Publié le 4 septembre 2019 à 10:12
  • Actualisé le 4 septembre 2019 à 12:03

Devant le changement climatique, l'effondrement de la biodiversité, les divers pics de ressources dépassés, 4 des 9 frontières écologiques outrepassées, les prochaines décennies seront les plus bouleversantes qu'aura jamais vécu l'humanité. Elles se composeront de trois étapes successives : la fin du monde tel que nous le connaissons, l'intervalle de survie, le début d'une renaissance. (Photo d'illustration rb/www.ipreunion.com)

De telles affirmations s'appuient sur de nombreuses publications sous la bannière de l'Anthropocène, au sens de rupture du système-Terre. C’est le dépassement irrépressible et irréversible de certains seuils géo-bio-physiques globaux. Ces ruptures sont imparables, le système-Terre se comportant comme un automate qu'aucune force humaine ne peut contrôler. La croyance dans le libéral-productivisme renforce ce pronostic. La prégnance de cette croyance est si invasive qu'aucune alternative ne parviendra à remplacer, sauf après l'événement exceptionnel que sera l'effondrement systémique mondial lié au triple crunch énergétique, climatique, alimentaire. La décroissance est notre destin.

La seconde étape sera plus pénible : abaissement brusque de la population mondiale (épidémies, famines, guerres), déplétion des ressources énergétiques et alimentaires, perte des infrastructures dont l’apport électrique, et faillite des gouvernements. Ce sera une période de survie : le principal des ressources proviendra de résidus recyclables de la civilisation thermo-industrielle en ruine.

Si l'espèce humaine n'a pas disparu, on peut espérer que s'ensuive une troisième étape : renaissance au cours de laquelle les groupes humains les plus résilients, désormais privés des reliques matérielles du passé, retrouvent les techniques initiales propres à la sustentation et de nouvelles formes de gouvernance pour garantir une longue stabilité structurelle, indispensable à la civilisation.

Ce qui nous attend est terrible. Canicules mortelles, déclin des rendements agricoles, chaos social, épidémies, famines, guerres... Qui concerneront tout le monde, pas seulement le sud et les pauvres. Peur et impuissance se conjugueront avec la perte du futur attendu, la mort de proches, le vide de sens.

Devant tant d'horreurs jusqu'à douter ou nier que ces futurs puissent se produire, nous pourrions baisser les bras et nous désengager de toute action pour se recroqueviller sur notre quotidienneté. Provoquer l'anxiété n'est pas mobilisateur. Nous croyons le contraire. Une chose est d'établir un rapport objectif sur l'état du monde et son évolution vers le pire, une autre est de nier que le débat sur cet état du monde est traversé d'affects, surtout lorsqu'il englobe toutes les dimensions de notre vie. Il nous faut donc créer une vision de résilience locale.

L'essentiel de la vie dépendra de cet échelon local. Les États, les institutions internationales, les firmes transnationales étant défunts, seuls les groupes humains locaux pourront maintenir une certaine civilisation. D'abord en réexaminant comment satisfaire, à moindre empreinte écologique, les besoins de toute société : air, eau, alimentation, vêtements, habitat, énergie, sécurité, mobilité, communication, apprentissage et connaissances, outils, santé, justice, institutions politiques, imaginaire collectif : les valeurs partagées qui soudent la société. Afin de préparer ce vaste mouvement d'exode urbain prévisible, d'autosuffisance locale et de société Low Tech, voici quelques orientations pour cette résilience :

La première est de pratiquer la permaculture en tant que vision du monde et science pragmatique des sols et des paysages. La permaculture est plus qu'une technique agricole : c’est une autre façon de concevoir le monde, un changement philosophique et matériel global. Dans la société permaculturelle, les réseaux sont visibles, la frontière entre producteur et consommateur s'estompe. Aussi bien par nécessité de résilience que par éthique des ressources, il s'agit de boucler les cycles, de passer d’une économie d’extraction des stocks à une économie renouvelable de flux. Les paysages se déspécialisent, les fonctions se diversifient.

La deuxième orientation institue de nouvelles formes politiques territoriales ancrées dans le soin des paysages, œuvrant à la résilience face au nouveau régime climatique. Ces nouveaux territoires prennent le nom de " bio régions " et se substituent aux découpages actuels grâce à un changement d’échelle et une politique de décroissance. Les bio régions permettront, avant, pendant et après l’effondrement, d’organiser des systèmes économiques locaux territoriaux où les habitants travailleront en coopération. La dynamique bio régionale stimulera le passage d’un système centralisé à une organisation basée sur la diminution des besoins de mobilité, la coopération, le ralentissement, composée d’une multitude de dispositifs et de sources d’énergie. Les bio régions seront les territoires du ressaisissement solidaire. Leur taille sera de l’ordre du canton.

La troisième orientation est celle d’un imaginaire social libéré des illusions de la croissance verte, du productivisme et de la vitesse. La ville connectée, emblème d’une technologie hors-sol, laissera la place à des bourgs et des quartiers auto producteurs d’énergie et d'alimentation. Les champs redessinés en polycultures-élevage pourront être traversés à pied. Des axes végétaux résorberont les infrastructures de la vitesse ainsi que les friches industrielles. Qui dit résilience dit convivialité et proximité.

Une quatrième orientation sociale - destinée à atténuer les effets destructeurs de l'envie, de la jalousie et de la haine - sera la mise en œuvre d'une politique de quotas individuels de ressources de base, au moins dans les domaines de l'énergie et de l'alimentation, une politique de partage égalitaire, une politique de rationnement, au moyen d'une carte carbone : chaque habitant de bio région reçoit un quota annuel de droits d’émissions de CO2 qui encadre toute consommation d’énergie et d'alimentation. C’est un revenu de base en nature.

Enfin, après les terribles souffrances de l'effondrement, la cinquième orientation prendra soin. Le Care plutôt que le Cure. Elle constitue une bonne partie de la réponse à la question : comment vivre la fin du monde ? Prendre soin de nous-mêmes, des autres, des non humains. Prendre soin de notre psyché, c’est-à-dire accueillir par l’écoute : tristesse et désespoir, colère et rage, inquiétude et peur. Tous ces affects vont s’intensifier. Il ne s’agit nullement de s’y complaire, mais de les apprivoiser individuellement et collectivement pour exprimer son malaise et s’en libérer afin de résister et de s’organiser pour imaginer la suite.

L'entraide est une interaction de guérison, le Care est un moyen de sécurité collective, de protection contre l’agression.

Ces orientations s'inspirent autant des principes émancipateurs gandhiens : le swaraj, autonomie ou auto gouvernance, le swadeshi, ou autosuffisance et création d’économie locale, et le satyagraha, résurgence de la véritable démocratie ; que des principes du municipalisme écologique de Murray Bookchin mis en oeuvre actuellement au Rojava (territoire kurde autonome, nord-est de la Syrie).

Le lecteur de ces lignes sera évidemment effrayé d’une telle vision du futur, engoncé dans l’hédonisme ambiant, la surconsommation, la vitesse. Il aurait pourtant tort de mépriser ces orientations, car il se pourrait bien qu’elles inspirent notre avenir.

Bruno Bourgeon, porte-parole d’AID
D’après la motion " Effondrement " d’Yves Cochet, 2019, Congrès National d’EELV

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