Courrier des lecteurs de Thierry Laude

Hommage à un énergumène

  • Publié le 21 décembre 2019 à 10:10

Patrie Créole, mon île et mon âme, n'oublie jamais ton enfant, Nicole Robinet de la Serve. Il a lutté pour ta liberté, pour ton progrès, pour ta dignité et pour ta grandeur ; il en a payé le prix, il en a porté le fardeau. Certes ruiné mais non vaincu, certes détruit mais non humilié, certes mort mais non disparu, il repose aujourd'hui au cimetière de Saint-André, la ville qui fut le berceau de son rêve. (Photo d'illustration rb/www.ipreunion.com)

Cette tombe étrange, mi-mausolée mi-sépulture, dont les pierres branlent mais qui résiste encore, porte à son sommet une pyramide, probable symbolique maçonnique. Sa face gauche porte une inscription latine : " multa fecit tulitque " ce que l’on pourrait traduire par : " il a dû faire et tolérer beaucoup de choses ". Sa face arrière porte une inscription d’époque : " au défenseur des libertés coloniales ". Sa face droite tourne enfin vers nous une devise belle et forte : " Aidons-nous, Aimons-nous ".

Nicole Robinet de la Serve est mort un 20 Décembre. Ironie de l’histoire pour celui qui a combattu à sa façon (" en tolérant et en faisant bien des choses ") l’esclavage. Mais fausse ironie : il est mort en 1842, soit 6 ans avant l’abolition. Il est fort peu probable que Sarda Garriga ait choisi cette date pour la faire coïncider avec l’anniversaire de la mort d’un homme qu’il ne connaissait pas. Disons juste que l’Histoire, parfois, se joue des dates comme elle se joue des hommes.

Robinet de la Serve aura réalisé au moins trois exploits : premièrement, il a l’idée de fonder une usine permettant de centraliser les opérations de la production sucrière. À ce monument de pierre et de métal inédit dans l’Océan Indien il offrira un superbe baptême en le nommant : " le Colosse ". Comme Rhodes autrefois, Saint-André aura le sien. On croit souvent que le Colosse est le nom du temple de Champ-Borne. C’est un glissement de sens et de mots : le Colosse, ce fut d’abord l’usine de Bois-Rouge. Et le temple du Colosse était donc le temple des engagés qui travaillaient au Colosse, à l’usine.

Deuxièmement, il créera à l’aide d’une armada insolite le village, voir le " pays " de Salazie : en maître aventurier, il fraiera un chemin, une route, défrichera ces terres vierges, donnera un nom à la cité nouvelle, et une ambition : celle de devenir une petite Suisse tropicale, un havre de paix politique et de liberté, la mère nourricière de l’île.

Troisièmement, il favorisera grâce à des travaux colossaux sur la rivière du mât une alimentation en eau plus abondante et plus sûre de la ville de Saint-André.

Mais quel rapport tout cela a-t-il avec la lutte contre l’esclavage ? N’est-ce pas au contraire la preuve qu’au fond (nous sommes un peu polémiques) Robinet de la Serve a tiré lui aussi profit de l’esclavage, car c’est grâce aux esclaves qu’il a réalisé tous ces travaux d’Hercule ? " Multa fecit Tulique "

Il faut revenir à la phrase inscrite sur son mausolée : " il a fait et toléré beaucoup de choses ". Cette phrase fait référence à la réalité de l’esclavage de cette époque. Il ne faut jamais oublier que De la Serve n’est qu’un homme seul, horriblement seul dans une île fermement ancrée dans l’esclavage. L’île Bourbon sera la plus farouchement opposée à l’abolition : elle sera d’ailleurs, bien des années plus tard, la plus largement indemnisée de toutes les colonies d’outremer.

De la Serve ne peut rien seul, et il le sait. Alors il va " faire et tolérer " beaucoup de choses qu’il réprouve, mais contre lesquelles il ne peut rien à visage découvert.

" Au défenseur des libertés coloniales "

En revanche, il va agir dans deux directions à visage couvert. Tout d’abord, il créera la société secrète des " Francs Créoles ", société qui finira par imposer une certaine autonomie (le mot est un peu fort) de décision dans l’île. Ensuite, il agira pour la liberté de la presse et la liberté d’expression. Un journal sera tout particulièrement actif : le redoutable " Salazien " dans lequel il écrira avec une certaine liberté, anonymement et à ses risques et périls. C’est un journal clandestin dont les presses seront régulièrement saisies, bien que dissimulées dans les coins les plus reculés du cirque. Cela, c’est pour expliquer la formule : " le défenseur des libertés coloniales ".

Mais cela suffit-il à faire de cet homme, de cet " énergumène créole ", comme le nommera M. Patrick Imhaus dans un ouvrage dont j’ai pu me procurer les derniers exemplaires de façon rocambolesque, un personnage d’envergure universelle ? Pour comprendre cela, il faut nousmêmes, Réunionnais descendants de ces Anciens, cesser de considérer l’histoire de notre île comme étant statique, comme s’il n’était jamais rien arrivé à la Réunion, comme si elle avait toujours été façonnée de l’extérieur.

Le 19ème siècle notamment est une période passionnante en France et à l’île Bourbon. C’est une période de doutes où la Révolution et ses idéaux, nés de la philosophie des

Lumières, craignent de disparaître devant les rêves d’une nouvelle Révolution, la Révolution industrielle. En France, des philosophes tentent de montrer que la Révolution industrielle peut donner les moyens matériels de réaliser les idéaux de la Révolution des Lumières. En somme, elle peut donner du travail et une éducation. À manger au corps et à l’âme.

On croit souvent que la Révolution industrielle n’a pas eu lieu à la Réunion. Cela fait même rire ; notre île n’a pas d’industrie. Erreur ! Avec Robinet de la Serve, nous voyons à l’oeuvre un projet secret, mais intelligible : l’industrie peut mener à la liberté. De la Serve veut changer le système esclavagiste de l’intérieur. Pour lui, le progrès peut mener à la liberté. À l’île Bourbon, nous voyons tentée la réalisation d’une pensée qui naîtra chez Jean-Baptiste Say, se prolongera chez le Comte de Saint-Simon avant de produire l’immense Auguste Comte, que la France semble oublier comme la Réunion oublie De la Serve. Le progrès produit la liberté.

Donc l’usine de Boisrouge, le Colosse, doit briser les fers de l’esclavage en nécessitant de nouveaux travailleurs : les engagés, que très tôt De la Serve considérera comme devant remplacer progressivement (et subrepticement) les esclaves. Ceci explique la forte et belle identité Indienne de Saint-André. Donc, aussi, la Salazie naissante devra offrir un cadre propice à la liberté.

Et donc, enfin, l’approvisionnement plus massif de la commune en eau en permettra l’industrialisation, le progrès et donc la liberté, encore. Pas de révolution industrielle à la Réunion ? Le train, symbole de cette Révolution, est mis en service à partir de 1878 et reliera Saint-Benoit à Saint-Pierre sur une ligne de 120 kilomètres. Pour comprendre cet exploit, considérons que nous sommes aujourd’hui au 21ème siècle et que nous mettrons des décennies avant de retrouver un projet équivalent.

" Aimons-nous, aidons-nous "

La liberté par le progrès : ceci explique la dernière face de son mausolée. " Aidons-nous ", c’est-à-dire réalisons le progrès. " Aimons-nous " : c’est-à-dire rendons-nous nos libertés. Voici quel fut le plan secret de Nicole Robinet de la Serve. Pas si secret que cela : ses contemporains esclavagistes verront clair dans son jeu et le détruiront politiquement, économiquement et socialement.

Mais il aura produit, à un moment décisif de l’histoire de notre île, un espoir, né de la rencontre entre la Révolution des Lumières et la Révolution industrielle, d’amener à la fois la liberté et le progrès. Comment un homme seul peut-il rester fidèle à ses principes face à un système invincible qui les bafoue ? Tel fut le défi de De la Serve. Voici ce qui en fait un personnage universel.

Aujourd’hui, Robinet de la Serve nous amène à nous poser bien des questions : notre île estelle engagée sur la voie d’un progrès qui lui donnerait plus de liberté ? Les conditions d’un tel progrès sont-elles favorisées ou empêchées ? Veut-on vraiment que notre île progresse, sachant que le progrès entraîne la liberté ? Et sommes-nous assez libres pour pouvoir (pour vouloir) progresser ?

Ce 20 Décembre, nous nous sommes rendus sur la tombe de cet illustre oublié. Nous avons déposé une gerbe de fleurs avec cette inscription : " le combat pour la liberté est un devoir sacré ".

À son côté, nous avons laissé sous une pierre une copie du superbe poème qu’Auguste Lacaussade, l’un des plus illustres citoyens de la " Suisse des Tropiques ", Salazie, a consacré au combattant abolitionniste. " Non ! sa foi n'était point un rêve, écrivit-il, Et ce qu'il a prédit, nous le verrons bientôt. " De la Serve, repose désormais en paix ; tes enfants s’éveillent. Les mêmes foudres qui ont grondé sur ta tête grondent déjà sur les nôtres. Nous ne te jugeons pas ; nous nous jugeons, plutôt.

Sommes-nous dignes, nous, Réunionnais du 21ème siècle, du combat pour la liberté ? Ce combat est-il achevé ? En d’autres mots : sommes-nous libres ? Méditons son exemple, méditons sa gloire et sa chute. Mais ne l’oublions pas. Ne l’oublions jamais. Nous serions sans mémoire si nous méprisions sa tombe.

Thierry Laude, professeur de Philosophie

guest
1 Commentaires
Marie
Marie
4 ans

Je connais parfaitement ce mausolée et les tombes , surtout le gros carré. J'aimerais bien discuter avec vous monsieur laude Tel.0692 23 68 09