Tribune libre de Bruno Bourgeon

Qu'est-ce que c'est que cette Humanité-là ?

  • Publié le 6 février 2020 à 09:55

Quand Agnès Buzyn annonce aux personnels hospitaliers des postes de beds managers, à qui avons-nous affaire ? Plus exactement quel type d'Humanité ? Il faut un certain type pour, après avoir procédé au massacre managérial de l'hôpital, envisager de sortir le management des beds. Mais bien sûr, pour avoir imaginé ramener toute l'épaisseur humaine qui entoure la maladie et le soin à ces abscons anglicismes.

La société aujourd’hui dit qu’elle n’est pas à manager. Et que le retrait de l’âge-pivot ne fera pas le compte.

Le jet des robes d’avocats, des blouses de médecin, des cartables de profs, des outils des artisans d’art du Mobilier national, les danseuses de Garnier, l’orchestre de l’Opéra, le chœur de Radio France, ce sont des merveilles de politique contre le management des forcenés : ici les forcenés ne sont pas ceux qui sont managés mais ceux qui managent. De la politique anthropologique, où l’on voit l’essence des forcenés qui managent : qui sont ces gens ? Qu’est-ce que c’est que cette Humanité-là ?

À Radio France, l’énarque copine de Macron, Sibyle Veil demeure statufiée. Belloubet a la même inertie. Le directeur du Mobilier national choisit le déni de réalité. Que se passe-t-il à l’intérieur de ces gens ? Quelles pensées ? Comment peut-on résister à des hontes pareilles ? Quelles murailles dresser pour se maintenir face à des désaveux aussi terribles ? Comment ne pas contracter l’envie de disparaître ? Comment prétendre diriger quand les dirigés vous signifient à ce point leur mépris ? Quel stade de robotisation atteindre pour ne plus recevoir de signaux humains ? Qu’est-ce que c’est que cette Humanité-là ?

N’importe qui à leur place entendrait, et se retirerait aussitôt, définitivement, toute honte bue. Eux, non. Ils restent. Emmurés.

Par apprentissage, nous découvrons les caches de la démocratie. La Macronésie nous aura au moins fait percevoir qu’il y faut un respect élémentaire du sens commun des mots, détruit par la langue du management. Nous savons maintenant qu’il y faut également un partage minimal de la décence.

La décence, ce sont les danseurs et danseuses de Garnier qui refusent le " privilège " d’être les dernières préservées, qui refusent tout simplement d’être achetées, laissant interloqué le pouvoir macronien. Comme un camouflet, dont ces jeunes gens lui font honte.

La décence, c’est aussi celle, poignante, d’Agnès Hartemann, chef de service à la Pitié, qui rend sa blouse. Mais quel respect normal de base la sous-classe robotique des bed managers, et pire encore celle de leurs maîtres, pourraient-elles s’attirer ? Il faut une immense naïveté qui confine à la stupidité pour imaginer que les gens vont laisser détruire leurs conditions d’existence, et même se laisser détruire tout court, sans avoir l’envie de détruire ce qui les détruit.

La minorité macronienne violente la société comme jamais, elle démolit les existence. Alors les existences décident qu’elles ne se laisseront plus faire.

Les porteurs de Gilets Jaunes furent les premiers à affirmer leur lucidité : à des pouvoirs sourds, rien ne sert de parler. Quand tout ce qui a pu être dit, puis crié, puis hurlé, depuis trois décennies, ne rencontre que le silence abruti et le mépris d’acier, qui alors pourra s’étonner que les moyens changent ? Lorsque des populations, au naturel enclin à la tranquillité, sont en colère, c’est qu’on les y a mises. Les apprentis sorciers souffriront des effets dont ils sont les causes.

Macron n’a pas fini d’être poursuivi, les ministres empêchés de vœux, ou de lancement de campagne, les députés LaREM de voir leurs permanences peinturlurées, leurs résidences murées, puisque c’est le seul moyen avéré que quelque chose leur parvienne. En tous cas, on ne trouvera pas grand-chose à opposer à l’argument qui sert de base à ces nouvelles formes d’action : ils nous font la vie impossible ? On va leur rendre la vie impossible.

" Chahuter Macron, c’est s’attaquer aux institutions et à leur légitimité ". Tout juste. À ceci près qu’en réalité " les institutions " ont d’elles-mêmes mis à bas leur propre " légitimité ". Comment peut-on espérer rester " légitime " à force d’imposer à la majorité les intérêts de la minorité ? Même les sondages n’ont pu que constater le refus majoritaire, continûment réaffirmé, de la Loi sur les retraites. C’est pourquoi le gouvernement, mandaté par le peuple, s’acharne à faire le contraire de ce que le peuple lui signifie.

Dans ce monde renversé, violenter le plus grand nombre est indice de valeur personnelle. Pendant ce temps, ils ont la démocratie plein la bouche. On ne sait si le plus étonnant est qu’ils y croient ou qu’ils soient à ce point étonnés que les autres n’y croient plus. Mais qui pourra être surpris qu’après avoir jeté si longtemps des paroles de détresse, des appels à être entendus, puis des blouses, des robes et des cartables, il vienne aux violentés des envies de jeter d’autres choses ?

Entre ceux qui ont le pouvoir et les armes et ceux qui n’ont rien, l’asymétrie distribue les responsabilités : les dominants déterminent toujours le niveau de violence. Regardons la société française, disons, il y a dix ans : qui aurait pu imaginer des formes d’action semblables à celles d’aujourd’hui ? La question est simple : que s’est-il passé ?

Il s’en est passé suffisamment pour qu’on puisse maintenant lire des choses inimaginables, comme : " Manu, toi tu retires ta réforme, et nous, quand tu devras t’enfuir, on te laissera 5 minutes d’avance ", ou pour qu’on entende chanter dans les cortèges " Louis XVI, Louis XVI, on l’a décapité ! Macron, Macron, on peut recommencer ! ".

Il ne sera pas judicieux d’écarter ces propos comme " extrémistes " et " peu significatifs " : les extrêmes disent toujours quelque chose de la moyenne. Et, même si c’est à distance, le centre de gravité du corps politique se déplace. Ça prend des couches de population qu’on aurait jamais vues faire ce qu’elles ont fait.

Le Parisien commence à éprouver de la panique quand il titre " L’inquiétante radicalisation ", la radicalisation première est celle de l’oligarchie, mais aussi, logiquement, car il va y avoir une contradiction à parler de radicalisation, ou d’extrémisme quand c’est la masse qui entre progressivement dans un devenir extrémiste.

Le zélé politologue s’alarme : " Il y a un aspect groupusculaire parce qu’on parle d’une poignée d’individus, mais il y a également un public pour ça, et là c’est plus inquiétant ". Il voit aussi que " cette montée de la violence (…) inquiétante (…) n’est pas spécifique à la France ". On le sent également inquiet. Il n’a pas tort. Parce qu’en effet il y a un public pour ça. Et le pire, c’est que le public est en train de monter sur scène. De tous côtés.

Directement par l’oligarchie qui signifie qu’il n’y a plus rien à faire avec eux, ni par la parole ni par les symboles. Indirectement quand, par un aveu transparent, Christophe Barbier explique sans ciller que " 43 % des Français [contre 56…] souhaitent cette réforme ", que " c’est énorme " et que " ça veut dire que les Français sont profondément convaincus qu’il faut passer à la retraite par points ". Qu’a-t-il compris ? Qu’est-ce que c’est que cette Humanité-là ?

Le plus étonnant est qu’il reste dans l’oligarchie des gens capables de dire des choses sensées. Ainsi Raymond Soubie en expliquant à " C dans l’air ", qu’en réalité on n’avait jamais vraiment vu les dérégulations du droit du travail créer le moindre emploi… Un art de tout dire. Et de rajouter : " Les manifestations lorsqu’elles ne dégénèrent pas n’ont pas tellement d’influence sur les gouvernements ". Un aveu implicite. Et un conseil à méditer.

Bruno Bourgeon, porte-parole d’AID

 

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