Tribune libre de Bruno Bourgeon

Le convivialisme comme antidote au néolibéralisme

  • Publié le 15 septembre 2020 à 14:57
  • Actualisé le 15 septembre 2020 à 14:59

" Elaborer une pensée et une intelligibilité alternative du monde à celle que le néolibéralisme a su imposer à toute la planète " : telle est l'ambition des 300 personnalités de 33 pays différents, signataires du Second manifeste convivialiste (Actes Sud). Il s'agit de trouver et formaliser une alternative au " TINA " (There is no alternative) de Margareth Thatcher et aux valeurs du néolibéralisme comme l'avidité, la démesure, la concurrence. Le convivialisme, " philosophie de l'art de vivre ensemble ", propose cinq principes majeurs pour libérer nos esprits de l'emprise néolibérale : la commune naturalité (les humains vivent dans la nature, pas à l'extérieur), la commune humanité, la commune socialité (les rapports sociaux sont notre plus grande richesse), la légitime individuation (le droit d'affirmer sa personnalité), l'opposition créatrice (la différenciation au service du bien commun), et un impératif, celui du refus de la démesure. Ce programme reprend et complète le premier manifeste convivialiste paru en 2013, en particulier sur le plan du rapport à la Nature.

1°) La Question économique

L’une des quatre questions du convivialisme est la question économique. Le néolibéralisme est un récit. Il a été construit par Friedriech Hayek et Milton Fridman dès la création de la Société du Mont-Pèlerin, lorsqu’ils ont décidé de s’attaquer au keynésianisme. Ils ont mis en cause l’hégémonie du modèle social-démocrate dans les pays capitalistes. Le convivialisme propose une contre-critique idéologique du néolibéralisme, ou de l’hyper-capitalisme. Quand le convivialisme critique le néolibéralisme, ce n’est pas au sens de libéralisme politique et culturel, toujours d’actualité, mais de cet hyper-capitalisme théorisé par Milton Friedman et les Chicago boys, des antilibéraux radicaux qui ont fait leurs premières expériences au Chili sous Pinochet. Un peu plus tard, Margaret Thatcher déclarait son célèbre " il n’y pas d’alternatives " au Marché, parole par essence anti-démocratique. Néanmoins, il faut avoir une vision dynamique car nous ne sommes pas seulement confrontés à un risque venant du capitalisme, mais aussi à la montée du néo-totalitarisme en train d’émerger en Extrême-Orient, cf. l’exemple chinois.

2°) La Question morale

Elle s’inscrit dans le concept de l’hubris : il est au cœur du néolibéralisme, en particulier de l’hyper-capitalisme financier, ou encore du risque nucléaire. On est dans l’hyperbole de la démesure, dans la fascination de la puissance qui se retourne contre elle-même et risque de détruire l’Humanité elle-même. L’hubris est présent aussi dans le Trans-humanisme, ou plus précisément le Post-humanisme avec son fantasme d’un homme robotisé. L’hubris était aussi présent dans le productivisme du communisme d’Etat. De nos jours, la démesure est l’extension infinie du Marché. Tout devient marchandise. La théorie du ruissellement, critiquée, conduit à justifier le creusement d’inégalités destructrices. La démesure est un facteur commun dans le rapport à la question écologique – la destruction de la nature et du vivant –, dans le rapport au politique– notamment son risque de destruction de l’espèce –, dans le rapport de l’économie à la société.

3°) La Question politique

Le convivialisme est un projet de " pleine humanité ", qui vise à réaliser toutes les potentialités créatrices de chaque être humain et de tous les êtres humains, tout en refusant la logique de la démesure. Logique qui peut conduire à une forme de post-humanité réduite à un nombre limité d’êtres humains, les autres êtres humains étant réduits à la domesticité. Au contraire la réalisation de la pleine humanité est un projet qui relève des idéologies émancipatrices, en combattant les inégalités et les despotismes. Elle s’adresse donc à tous les humains.

Mais elle s’adresse aussi à chaque être humain, au sens qualitatif, puisque nous sommes tous porteurs d’une intelligence créatrice immobilisée, gâchée, par le système de démesure de l’hyper-capitalisme. C’est tout aussi vrai de l’autre grand risque en Chine, celui du néo-totalitarisme : démesure et gâchis d’humanité. On ressent pourtant bien à l’heure actuelle la fracturation des opinions. La question est celle de la capacité de l’Humanité à poursuivre sa propre histoire. Nous sommes entrés dans une décennie critique et ce n’est pas faire du catastrophisme que de dire que l’Humanité peut se perdre.

Elle a même l’embarras du choix. La grande affaire est que l’Humanité devienne un sujet positif. C’est la question de l’Anthropocène positif par rapport à l’Anthropocène destructeur. L’Humanité risque de se perdre, soit biologiquement, soit moralement, dans une sorte de survivalisme qui ne s’embarrasserait pas de civilité humaine. Il existe aussi la possibilité d’un nouvel humanisme revisité, qui produirait un saut qualitatif vers une pleine humanisation. Si Homo sapiens sapiens n’est pas une origine, comme dit Edgar Morin, ce doit être un projet. Au premier sapiens, l’usage de son intelligence face aux logiques guerrières et destructrices, il faut adjoindre le deuxième sapiens, la sagesse, intégrant les meilleurs éléments de la modernité, excluant sa part d’hubris…

La question politique se décline aussi dans la forme démocratique inachevée, et contestée, notamment par la Jeunesse occidentale. La démocratie de rivalité, organisée autour de la loi du nombre, fut un progrès incontestable par rapport au système censitaire. Elle est insuffisante pour traiter les grands défis de notre époque. Nous avons besoin d’une forme plus participative de démocratie, alors que la nôtre n’est même pas représentative : elle est délégatrice et peu délibérative. Pour les défis qui sont devant nous, nous avons besoin d’une démocratie continue avec une forte dimension qualitative, celle par exemple que lui apportent les lanceurs d’alerte.

Le convivialisme repose sur le principe démocratique dans ce qu’il a de meilleur. Il sort des pratiques de rivalité, de discontinuité, de pure délégation parce que ces formes-là peuvent accoucher de " démocratures ". Elles l’ont déjà fait :  Louis-Napoléon Bonaparte élu au suffrage universel avant de procéder au coup d’Etat, Hitler arrivant au pouvoir par les élections… Plus récemment Jaïr Bolsonaro au Brésil, ou Recep Tayyip Erdogan en Turquie.

4°) La Question écologique

Le convivialisme s’appuie sur les acteurs qui sont du côté des forces de vie. Là s’inscrit l’écologie, comme l’exposent Bruno Latour ou Dominique Bourg. C’est la pleine Humanité, afin que celle-ci continue sa course dans l’histoire. En allant plus loin, jouer sur ce qu’Edgar Morin nomme Eros vs Thanatos. Ce désir d’une vie humaine plus intense et plus forte s’oppose à ce qui, dans l’Humanité, est du côté de la barbarie et de la destruction. Le point fort du convivialisme est de comprendre que l’Humanité est pour elle-même sa principale chance et son principal problème.

" Le prolétariat n’a que ses chaînes à perdre ", disait Marx. Et pour cette raison il était censé porter le bien commun de l’humanité. Mais le point aveugle de Marx est que le prolétariat est aussi humain : il peut bien lutter contre l’exploitation, mais libéré des chaînes il ne devient pas ipso facto pleinement humain, car il n’est pas immunisé contre le risque de régression barbare.

Le fait d’avoir été victime ne vaccine pas contre la tentation de devenir bourreau, ni le fait d’avoir été colonisé n’empêche de devenir dominateur. Cette ambivalence se décline à tous les niveaux, puisque le devenir de l’Homme est en jeu à l’échelle planétaire, et aussi dans l’intime de nos vies.
L’universalisme est critiqué comme un faux nez de la domination : à travers le colonialisme, l’esclavagisme, l’impérialisme, et aujourd’hui l’extension sans fin des Lois du Marché. La critique de l’universalisme occidental comme idéologie au sens de Marx -comme masque des rapports sociaux de domination- ne nous condamne pas au relativisme, autre impasse.

Le manifeste convivialiste parle de " pluriversalisme ", à la fois reconnaissance de la pluralité, du commun des Terriens, de la famille humaine, et comprend des fondamentaux parmi lesquels les droits humains. L’enjeu est de faire en sorte que la Déclaration universelle des droits humains, simple horizon idéal, devienne un socle de droits opposables aux Etats.

Bruno Bourgeon

porte-parole d’AID, http://aid97400.re
D’après une interview de Patrick Viveret, philosophe


 

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