Tribune libre de Reynolds Michel

En mémoire de Brigitte Croisier : disponible pour l'île, pour l'écriture et pour ses ami-e-s

  • Publié le 17 décembre 2020 à 13:20

Brigitte Croisier nous a quittés il y a quelques jours pour la demeure où sont les Éternels. Elle aimait la vie, heureuse d'exister, heureuse de nouer des relations dans tous les milieux qu'elle avait l'opportunité de côtoyer. Elle aimait par-dessus tout cette île, et elle avait le désir farouche de la comprendre pour mieux l'habiter. Elle a, malgré elle, rompu le lien pour le Grand voyage. Mais, une part d'elle-même, selon ses propres paroles, s'est mêlée à jamais à la terre réunionnaise. Elle n'est plus parmi nous, mais restent ses écrits, témoignages de son amour pour l'île et de son engagement pour une société réunionnaise inclusive.

"Cette terre me fait exister"

À peine débarquée dans l’île, elle s’engage dans le mouvement Témoignage Chrétien de La Réunion (TCR), une militante féministe athée qui se trouve aux côtés des laïcs chrétiens (Alain Lorraine, Lucien Biedinger, José Macarty, Roger Payet, Rico Payet, Florence Rivière, Rose-May Macarty…) et des prêtres ( René Payet, Nelson Courtois et Christian Fontaine). Quelle situation étonnante pour moi !, écrit-elle dans ailleurs est ici, son récit de vie. En  réalité je rejoignais un mouvement progressiste qui militait pour un changement au sein de l’Église Catholique, liée alors aux forces conservatrices, et pour une transformation de la société réunionnaise libérée de toutes ses structures oppressives, intérieures et extérieures.

Accueillie avec amour telle qu’elle était avec ses richesses et sa différence, elle s’est trouvée à l’aise dans ce premier militantisme réunionnais qui l’ouvrait, de surcroît, à un univers culturel autre, une culture de la nuit d’une richesse inouïe, un peuple ignoré et parfois méprisé, la vie des femmes réunionnaises dans les portraits qu’elle brossait pour le journal du mouvement, en mettant " sa plume au service des sans voix ".

" Je découvrais ce qui ne se donne pas à voir, ni à entendre d’emblée ", précise-t-elle. Sa rencontre avec les militant-e-s de ce mouvement, notamment avec Alain Lorraine, son " Socrate réunionnais ", avec le père René Payet…, marquera tout le parcours de la militante, tout le riche parcours de Brigitte. Elle livrera ses dernières forces en écrivant sur Alain Lorraine, Un homme de mille parts et sur le mouvement TCR, Voyage à l’intérieur de Témoignage Chrétien de la Réunion, après avoir étroitement collaboré au livre du père René Payet, Quel diable de Prêtre !

Deux ans après son arrivée, elle sait qu’elle ne quittera plus l’île pour un ailleurs. La professeure de philosophie est appréciée de ses élèves ; elle a appris la langue créole pour mieux s’insérer dans la société réunionnaise ; elle a rencontré Jean-Yves et partagé avec lui  " le désir d’enfant " en fondant une famille ; elle apprécie les îles de la région ; elle  a  noué des liens avec quelques militant-e-s du Mouvement chrétien pour le socialisme (MCPS) et le Mouvement Militant Mauricien (MMM) de l’île Maurice et le militantisme donne des ailes à ses rêves.

Elle a trouvé sa demeure. "  Cette terre, cette île où je ne suis pas née, dit-elle, me fait exister telle que je deviens ". Ou encore, toujours dans "ailleurs est ici" : " C’est ici et maintenant que je respire, que je pense, que je travaille, que je danse, que j’admire, que j’aime, que j’espère, que je lutte, que je pleure ".

"Faire résonner la voix de l’autre pour partir à la recherche de la sienne"

De collaboratrice de TCR, Brigitte devient par la suite responsable de la rubrique "Pages-Femmes" de Témoignages, journal du Parti Communiste Réunionnais, tout en participant avec Laurence Vergès et Ginette Ramassamy et d’autres à la Commission Culture Témoignages (CCT). Elle n’était pas peu fière de son engagement au sein de cette Commission qui, tout au long des années 90, a accueilli entre autres Jorge Amado et Zélia Gattai, Albert Jacquard, Yves Coppens, Jean Ziegler, André Brink, Mgr Gaillot, Maryse Condé, René depestr… pour des rencontres avec les lycéen-e-s et le public réunionnais. Et d’écrire son premier livre, livre d’entretiens avec Paul Vergès, où, dit-elle : " chacune de mes questions ouvrait l’espace D’une île au monde  et remontait l’Histoire jusqu’à ses origines incertaines, avivait les blessures d’un passé douloureux avant d’esquisser les temps à venir " (L’Harmattan, 1993). On peut également noter sa participation, la même année, à l’ouvrage collectif, L’Ile de France… et alors ? (Editions Grand Océan-CTT, 1993).

Quelques temps après, la prof de philo devenue écrivaine, suggère au père René Payet, alors curé de Bras-Panon, de raconter sa vie. Écrire la vie de ce prêtre chaleureux au parcours mouvementé et atypique ‒ de bras droit de l’évêque dans les années 1960 et possible prochain évêque au mouvement progressiste Témoignage Chrétien de La Réunion avec un pied au Parti communiste Réunionnais ‒ était une occasion à ne pas manquer.

Suite au consentement de ce dernier, Brigitte s’engage à fond dans l’opération en  faisant fréquemment le va-et-vient entre La Possession et Bras-Panon pour interroger et échanger avec René et puis enregistrer ses entretiens. C’est à partir des dits entretiens retranscrits que René a écrit " avec sa verve bien connue et en toute franchise " son livre publié sous le titre proposé par Brigitte de Quel diable de prêtre ! (Cf. Brigitte Croisier, "Quel diable de prêtre !" : un titre voulu et assumé par René Payet, dans Témoignages, 12/09/2011). Livre paru en 1966 chez Océan Éditions et Éditions Kartala, puis ré-édité chez Karthala sous le titre René Payet, prêtre créole de La Réunion,

Assistante du président de la Région/Réunion depuis 2005, elle publie chez  Océan  Editions en 2007 un recueil " des discours prononcés par le président dans l’exercice habituel de ses fonctions : inaugurations, dénominations de bâtiments publics, conférences et séminaires ", sous le titre : Paul Vergès, du rêve à l’action. Dans la proximité avec le "camarade Paul", " elle expérimente  le jaillissement perpétuel d’une pensée en acte, d’une réflexion politique qui se nourrit du réel pour mieux le transformer ". Elle est également coproductrice avec Christian Béguinet, Fabien Brial et Alain Dreneau du DVD documentaire “Le nom du père” consacré à Raymond Vergès, mais raconté par Paul Vergès (2007). Et plus récemment sa contribution à l’ouvrage " Paul Vergès en récit(s) " chez l’Harmattan en 2018, intitulée : Paul Vergès tel qu’il se raconte.

Dans la discrétion la plus totale, elle prépare son propre récit de vie, de Dakar au Sénégal, où elle est née le 18 décembre 1946, à La Réunion où elle a atterri en 1976 et habité jusqu’à son dernier souffle. Avec ce livre, paru en 2011 sous le titre ailleurs et ici chez Océan Éditions, je ne suis plus une femme cribette, je me raconte, écrit-elle. Mieux, elle se livre dans une belle écriture comme elle ne l’avait jamais fait avec ses ami-e-s les plus proches. Des pages poignantes, parfois intimes et de grande honnêteté, où elle retrace les différentes étapes de son parcours de vie. Un  livre dense, à la fois quête  de soi et message d’amour à l’île et à sa population. " Je ne sais pas qui je suis, je sais que je lui appartiens ".

En décembre 2012, elle participe, à l’Ile Maurice, à la Conférence internationale Diversité culturelle et interculturel : Quelles assises pour la paix ?, organisée  conjointement par la Fondation pour l’interculturel et la  Paix  (FIP) et le Mahatma Gandhi Institute (MGI). Sa communication très travaillée était intitulée Pour un interculturel prenant en compte inégalités et discriminations. " La Réunion, disait-elle, est un laboratoire de la diversité culturelle ". Et ce, " dans un double sens : elle montrerait les effets positifs du processus interculturel tout en invitant à une vigilance constante et à une démarche active, pour le faire rayonner plus encore ". Pour étayer sa pensée, elle fait surtout appel aux auteurs réunionnais, entre autres, au chanteur du maloya, Danyèl Waro, à l’intellectuel et universitaire Carpanin Marimoutou et au poète et penseur  Alain Lorraine.

"Redécouverte ! Et parfum de nostalgie ! Je remontais le temps…"

C’est à ce poète et "immense écrivain" de la "culture de la nuit" qu’elle consacre par la suite beaucoup de son énergie et de son talent. D’abord dans un premier travail sous la forme d’une conférence donnée, le 25 octobre 2012, dans le cadre : " Les rencontres de Bellepierre " au Grand Marché de Saint Denis, sous le titre Alain Lorraine, un intellectuel à redécouvrir. Elle a, par la suite, voulu retracer l’itinéraire de celui qu’elle appelle son " Socrate réunionnais ", en menant sa propre recherche auprès des parents et ami-e-s du poète et en lisant tous les écrits de ce dernier : poèmes, essais, nouvelles, pièce de théâtre, articles de presse.

" Redécouverte ! Et parfum de nostalgie ! Je remontais le temps, avec le regard d’aujourd’hui
et il m’apparut que des paroles précieuses avaient été déposées là, entre les pages, parfois même entre les lignes, qu’elles avaient cheminé dans les cœurs et les mémoires de nombre de ses amis/es. Paroles précieuses parce qu’elles disaient La Réunion à la fois vécue du dedans et ouverte sur le dehors ", écrit-elle dans Alain Lorraine, un homme de mille parts, ouvrage publié par les Editions de la MDA du Port, en  avril 2014, avec une belle préface de la conteuse et écrivaine Anne  Cheynet.  Dans un grand merci à Brigitte, la préfacière salue l’ouvrage comme : " une étude pertinente, écrite avec beaucoup de respect et de sensibilité, un texte nourri de mémoire vivant, riche de documentation et de témoignages, un voyage à travers le bruissant silence du fenoir lorrainien ".

Ces dernières années, elle est revenue sur le mouvement qui l’a fait naître à l’écriture, tout en l’aidant à mieux comprendre La Réunion, à savoir le mouvement Témoignage Chrétien de La Réunion (TCR). Et cela, en revisitant les dix années de vie intense de TCR, vie pleinement enracinée en terre réunionnaise. " L'originalité de TCR, écrit-elle, était dans sa démarche. Le titre posait l'exigence : "Témoignage Chrétien de La Réunion" a voulu faire entendre ce qui était ignoré, décrire ce qui se passait derrière le rideau de cannes. TCR s'est donné pour tâche de tenter d'embrasser l'ensemble des réalités et problématiques réunionnaises en restituant le maillage intime entre le cultuel, le culturel, le social et le politique et cela en partant du vécu, ici et maintenant, pour tracer le devenir d'une île.

" Pour moi, professeure de philosophie, TCR ouvrait mon esprit à une diversité de représentations dont je retrouvais l'écho chez mes élèves et que je pouvais ainsi mieux comprendre. En classe ou à l'extérieur du cadre scolaire, ces jeunes gens et jeunes filles me laissaient entrevoir de nouveaux horizons de réflexion que TCR confirmait, comme l'éclosion de pensées forgées dans la rencontre du divers." (Cf. ImazPress, 15/02/2016).

C’est cet héritage qu’elle a voulu faire découvrir ou redécouvrir en se livrant, comme pour l’écriture du livre sur Alain Lorraine, à un véritable travail de recherche interrogeant tous les membres encore vivants de l’équipe de TCR et des ami-e-s proches (Nelson Courtois, José Macarty, Roger Payet, Florence Rivière, Rose-May Dennemont, Jacqueline Girard, Marie-Thèrèse Morel, Ninine Michaud…) et relisant tous les écrits parlant de ce mouvement avant de commencer son propre travail d’écriture : Voyage à l’intérieur de Témoignage Chrétien de La Réunion. Sa contribution à l’histoire de TCR, présentée d’abord au colloque universitaire en octobre 2018, sous le titre cité plus haut, est l’une des contributions du dit colloque rassemblées dans l’ouvrage intitulé Culture, propagande et militantisme / Océan Indien XIXe

– XXe siècles (Presses Universitaires Indianocéaniques, 2020). C’est une belle contribution à l’histoire de TCR, tout comme celle de Bernard Idelson intitulé Témoignage Chrétien de La Réunion (1970-1981) : au fil du corpus. Une presse de gauche, chrétienne, autonomiste et anticolonaliste.
A ces divers apports de Brigitte Croisier à l’émergence d’une pensée réunionnaise dans sa riche pluralité, nous pouvons ajouter, sans vouloir être exhaustive :

- son commentaire de la Parabole du bon Samaritain (Luc 10, 25-37), In Parabole/Parabolèr, n°10, novembre 2003, réalisation RE.AU.VI ;
-  sa contribution philosophique, intitulée, " Retour sur soi, retour à soi, pour exister : la tâche jamais achevée d’une pensée réunionnaise " au Manifeste pour une pensée créole réunionnaise (Éditions Cercle Philosophique Réunionnais, novembre 2011) ;

-   deux conférences à la médiathèque Benoîte Boulard du Port dans le cadre des Conférences d’Espace pour promouvoir l’interculturel (EPI) : Approche philosophique et socio-culturelle de l’athéisme (novembre 2009) et L’Interculturalité à l’épreuve des inégalités sociales (novembre 2011) ;

-  sa participation à la réalisation du projet "Galé la mémoire"  en 2012, projet né en 2010 lors des fêtes de la Ville du Port, à l’initiative de Brigitte ;

- ses quatre livrets photos : Piédboi péi lafré (2013), Rouz LaRényon (2014), Frangipanier, beauté sacrée et Peuples du Banian (2015).

Tous ces apports de Brigitte Croisier à la société réunionnaise demeurent à tout jamais, tout comme les liens d’amitié et de solidarité qu’elle a tissés tout au long de sa vie, ici et ailleurs. Brigitte n’a réclamé aucun après. C’est peut-être la remise confiante entre nos mains des traces qu’elle nous laisse et qui demandent à être rappelées, rouvertes et repensées. Merci Brigitte.

Reynolds Michel

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1 Commentaires
Alain Dreneau
Alain Dreneau
3 ans

Magnifique survol en empathie avec l'oeuvre et la vie de Brigitte. Merci Reynolds. Merci Brigitte.