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Des ados norvégiens, réfugiés d'un jour

  • Publié le 11 mars 2016 à 15:09

Le bruit sourd d'un vieux camion militaire et celui, strident, de sirènes réveillent en sursaut ceux qui dormaient déjà.

Malgré la fatigue, il faut précipitamment lever le camp et reprendre la marche nocturne dans les bois enneigés.
La scène se joue non pas dans un pays des Balkans mais en Norvège, une des nations les plus riches au monde, où des adolescents se glissent dans la peau de migrants et vivent à la dure pendant 24 heures, la plupart dans le cadre d'une confirmation civile, étape de la vie qui marque en Europe du Nord le passage des jeunes de 15 ans au stade adulte.
Dans ce pays où les sacs à main de marque et les derniers iPhone sont des biens de consommation courante au sein de la jeunesse, ce jeu de rôles vise à ouvrir les esprits en donnant un - modeste - aperçu du quotidien de millions de personnes nettement moins privilégiées.
"Je hais ma vie", grogne une jeune fille dans la masse de jeunes qui, pour certains, somnolent debout.
Le "camp de l'ONU" dans lequel ils croyaient avoir trouvé refuge pour la nuit, à l'abri d'une clairière, vient d'être "attaqué". Dans l'obscurité et avec un mercure qui pointe à zéro, il faut se remettre en route, tromper la faim, se jeter dans la neige à l'approche de phares inquiétants.
Le voyage initiatique a commencé une douzaine d'heures plus tôt dans ce campement militaire désaffecté, planté près de l'aéroport d'Oslo, à un jet de pierre d'un... centre de rétention où de vrais étrangers attendent leur expulsion.
- Netflix et kebab -
Dépouillés de leurs montres et portables, les participants regroupés par "familles" de 20 doivent, selon un scénario bien huilé, fuir les violences d'un Soudan imaginaire, traverser des frontières tout aussi fictives et gagner la Norvège pour y demander l'asile.
Sur le chemin: les tracasseries administratives d'une bureaucratie kafkaïenne et corrompue, les brimades et les ordres aboyés dans un mauvais anglais par des garde-frontières patibulaires, et des kilomètres à avaler, le ventre creux...
"Netflix dans un bain", fantasme une "réfugiée" à voix haute. "Netflix ET un kebab dans la baignoire", la corrige un compagnon d'infortune.
Seules quelques boulettes de riz leur ont fait office de repas ce soir-là. La plupart se sont jetés dessus, d'autres ont été rebutés par la prétendue date de péremption: 1998. "Le pouvoir d'une étiquette", soupire en aparté le "chef" du "camp de l'ONU", Jonas Statsengen, un des animateurs, tous des volontaires adultes.
Au fil des heures, les rires s'effacent derrière les jurons.
"Dur dur", témoigne Ebbe Marienborg Schieldrop, un ado propulsé père de famille pour l'occasion. "C'est certainement encore pire pour les vrais réfugiés, mais la faim, la fatigue, tout ça... C'est épuisant".
Si le jeu de rôles n'est pas né de la crise migratoire qui secoue l'Europe depuis l'an dernier, celle-ci lui donne une résonance particulière. La Norvège a vu arriver elle aussi des milliers de Syriens, Irakiens ou Afghans qui ont traversé des frontières et risqué leur vie.
- "Supplément d'âme" -
Depuis que le concept a été importé du Danemark en 2004, quelque 80.000 jeunes Norvégiens ont endossé l'espace de quelques heures les habits de réfugiés.
"Ils repartent avec un petit supplément d'âme", affirme Lasse Moen Sørensen, numéro deux de l'organisation à but non lucratif Refugee Norge.
Même si elle ne fait qu'effleurer une réalité autrement douloureuse où l'on ne peut pas dire "pouce", l'expérience aide à éveiller les consciences. "Nous avons bien de la chance", reconnaît l'une des participantes, Birgitte Solli, les yeux lourds de fatigue.
"C'est de l'apprentissage par la pratique", explique Kenneth Johansen, le fondateur de Refugee Norge. "Si vous lisez quelque chose sur les réfugiés, vous en retenez environ 20%. Si vous vivez la même chose, vous vous rappelez 80%".
Le jeu de rôles se conclut par une séance récapitulative et de mise en perspective, vidéos choc à l'appui.
"N'oubliez jamais que cette nuit que vous avez passée dehors, la traversée des frontières avec vos sacs à dos sous les cris, c'est ce que vivent au quotidien 60 millions de vrais réfugiés", lance M. Johansen aux jeunes, groggy. "Pour vous, ça a été un jeu. Pour eux, c'est l'enfer sur Terre tous les jours".

Par Pierre-Henry DESHAYES - © 2016 AFP
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