Le métier est pénible et risqué

Au Japon, les dernières "femmes de la mer"

  • Publié le 23 novembre 2018 à 10:50
  • Actualisé le 23 novembre 2018 à 11:00

Le bateau rentre au port, avec à bord une dizaine de "mamies" en combinaison noire et à l'énergie débordante. Une équipe de choc dont les filets regorgent de coquillages après deux heures passées à explorer les fonds sous-marins. Les "ama", plongeuses en apnée du Japon, ont 60, 70, 80 ans, certaines marchent le dos voûté, mais on dirait des jeunettes quand elles s'enfoncent dans les eaux sombres de l'océan Pacifique, au large de la ville de Toba, dans la péninsule de Shima.

À l'origine, elles pratiquaient ce métier avant tout pour nourrir leur famille, dans des régions rurales et isolées, où les possibilités d'emplois étaient rares. Au XIXe siècle, elles plongeaient aussi en quête d'huîtres perlières sauvages.
"J'ai vraiment l'impression d'être une sirène au milieu des poissons. C'est une sensation fantastique", s'exclame Hideko Koguchi. Mine rieuse et cheveux en bataille, elle compte, agenouillée à même le sol aux côtés de ses vieilles copines, les turbos ("sazae") chassés à la seule force de ses bras et jambes, tout souffle retenu.

Quand elle revêt sa panoplie d'"ama" avec masque, palmes et la combinaison noire qui a depuis les années 1960 remplacé la tenue blanche d'autrefois, Hideko oublie le poids des années : 62, dont 30 dans le métier, et elle veut plonger "encore 20 ans!"

Au cours de la saison qui dure dix mois sur douze, le signal du départ est donné le matin même, via haut-parleur, par l'association locale de pêcheurs qui scrute la météo et la houle, tout en évaluant l'état des ressources marines. L'équipement de ces "ama", littéralement "femmes de la mer", est sommaire: une bouée signalant en surface leur présence, un filet pour recueillir les coquillages.

- Moins de 2.000 -

Une fois le drapeau hissé sur le bateau, elles piquent une tête, descendant à une dizaine de mètres de profondeur, souvent pendant plus d'une minute, et remontent, dix fois, vingt fois, trente fois, inlassablement.
En cette matinée ensoleillée d'automne, elles sont une petite quarantaine, un nombre qui diminue au fil des ans dans ce hameau de Kuzaki et les autres régions de l'archipel. Au total, on en recense désormais officiellement moins de 2.000 au Japon, contre plus de 12.000 dans les années 1930, selon les chiffres du musée de la mer de Toba.

En Corée du Sud, autre pays où on retrouve des "femmes de la mer", les "haenyo", au large de l'île de Jeju, elles se font rares aussi.
Selon les vestiges d'outils retrouvés, la tradition remonte à "au moins 3.000 ans", raconte Shuzo Kogure, chercheur de l'Université océanographique de Tokyo (Tumsat) et spécialiste des "ama".

Si le métier n'est pas réservé aux femmes, ce sont elles qui attirent la lumière. De vieilles photos et cartes postales en noir et blanc les montrent seins nus, une pratique en réalité limitée qui a cessé au cours du XXe siècle mais reste associée à l'image des "ama", longtemps érigées en "exotiques objets de fantasme", selon le professeur.
Loin de ces clichés, "autrefois les jeunes femmes devenaient ama en sortant du collège". C'était comme un rite de passage, explique Sakichi Okuda, directeur de la coopérative de pêcheurs.
Comme Hideko Koguchi et sa soeur, de quatre ans son aînée, qui plongent ensemble, elles apprenaient les rudiments du métier dès leur plus jeune âge, avec leur mère, grand-mère. Mais pour leur famille, la lignée s'arrêtera là: leurs enfants sont partis habiter en ville, en quête d'emplois plus stables.

- S'ouvrir pour survivre -

Désormais, "ce n'est plus viable de se lancer dans cette voie", confirme M. Okuda. Pour préserver cette culture, "il faut d'abord se poser la question de comment augmenter les revenus des plongeuses". D'autant que le métier est pénible et risqué. "J'aimerais bien sûr que les jeunes prennent la relève mais je sais que plongeuse ama est un boulot difficile que je ne le conseille même pas à mes enfants", confie la grande soeur, Michiko Hashimoto, en se réchauffant autour d'un feu dans une cabane en tôle où elles se retrouvent toutes après la pêche, coiffées d'un fichu blanc, pour bavarder et reprendre des forces.

Les plus anciennes sont en outre réticentes à accueillir de nouveaux membres, regrette M. Okuda, par peur peut-être de se retrouver en manque de coquillages, des trésors devenus de plus en plus durs à dénicher au fil du temps.

Certaines ama ont été recrutées par le secteur touristique. Mais pour garder l'authenticité, "protéger et transmettre les valeurs des ama, leur mode de vie, il faut ouvrir la porte à des femmes non issues de la transmission familiale. Si on peut accepter ce changement, l'avenir ne sera pas si sombre", estime l'expert universitaire, M. Kogure, qui préconise aussi des aides financières de l'Etat et des autorités locales.

La ville voisine d'Osatsu accueille justement les plus jeunes qui veulent tenter l'aventure.
Ayami Nagata, 39 ans et mère de cinq enfants, a ainsi commencé à s'entraîner en mai 2017. Pourtant "je ne sais pas nager, mais je m'exerce dans des endroits peu profonds", dit-elle.

Les prises sont minces, "10.000 yens par pêche (77 euros), parfois moins", mais elle apprécie "ces moments de liberté loin de sa famille".
Il est midi passé dans le petit port de Kuzaki et grand temps pour les "ama" de regagner leurs pénates. Elles enfourchent leur scooter et quittent le port, qui se retrouve soudain bien vide sans ses pétulantes plongeuses du troisième âge.

 - © 2018 AFP

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