Désert médical

En Colombie, un hôpital flottant défie les eaux troublées du littoral Pacifique

  • Publié le 10 mai 2019 à 09:09
  • Actualisé le 10 mai 2019 à 09:20

Le bateau blanc remonte lentement les eaux limoneuses du fleuve San Juan. De la jungle, des pirogues glissent vers ce navire-hôpital, "miracle" pour les minorités indigènes et afro-colombiennes dans le désert médical qu'est la côte Pacifique, rongée par la guerre.

"Les bons médicaments n'arrivent pas jusqu'ici. Ils sont trop coûteux", déplore Yenny Cardena, une Amérindienne Wounaan. Le toit de sa cabane sur pilotis est martelé par la pluie que les femmes de cette ethnie ont un peu plus tôt appelée de leurs danses.
Inquiète pour son cinquième enfant, âgé de deux ans, qui "pleure beaucoup, se gratte", elle se dit "contente" de l'arrivée du San Raffaele, baptisé du nom de l'archange des guérisseurs, et par là des médecins.

D'un coussin posé à même le plancher jaillissent des cris perçants. Elle lâche le panier qu'elle était en train de tresser. Au creux de ses bras tatoués de symboles protecteurs, elle réconforte le petit, dont le corps est envahi de pustules.
"Il était dodu, joli. Mais depuis un an, il a des démangeaisons", explique à l'AFP cette femme de 44 ans, institutrice de Balsalito, l'une des réserves indigènes des berges du "grand fleuve", qui descend des Andes à l'océan et charrie autant d'eau que le Rhin.

Sur l'autre rive se trouve l'embarcadère de Docordo, chef-lieu majoritairement afro de la municipalité de Litoral del San Juan, isolée dans le magnifique département du Choco (nord-ouest) - qui est aussi le plus misérable du pays, avec près de 49,9% de pauvreté extrême contre 17% au niveau national.
Venus de toute la commune, qui ne dispose que d'un dispensaire pour 16.000 habitants et pas d'eau potable, des dizaines de patients se sont massés dès l'aube sur ce ponton de bois.

- 2.000 consultations par mission -

Ancré au milieu du fleuve, comme en zone neutre entre ces deux communautés indigène et afro qui ne se mélangent pas, le San Raffaele est flanqué d'une croix blanche "Mission médicale", sur fond bleu et rouge. Peinte en noir, une mitraillette barrée prohibe les armes à bord.
Malades se tenant le ventre, vieux courbés par les ans, très jeunes femmes enceintes, souvent déjà accompagnées d'autres enfants, attendent de conter leurs maux et en recevoir remède, gratuitement.

"Certains n'ont pu voir de médecin depuis des années", dénonce Ana Lucia Lopez, 51 ans, directrice et co-créatrice de la fondation italo-colombienne Monte Tabor, qui a converti ce navire de 24 mètres en hôpital.
Partant du port de Buenaventura, le San Raffaele sillonne toute l'année les 1.300 km de la côte Pacifique, de la frontière avec l'Equateur jusqu'au Panama. A raison d'une mission de 12 jours tous les deux mois, il navigue vers différents hameaux. A bord, 25 soignants, bénévoles et rétribués.

Assise à un pupitre d'écolier, réception improvisée sur le ponton de Docordo, Ana Lucia Lopez gère la foule anxieuse, pointe de longues listes de noms. Quinze jours avant, une pré-mission est venue identifier pathologies et chirurgies à prévoir, soit quelque 2.000 consultations et 150 opérations.
L'aventure a débuté en 2009. "Depuis, nous avons reçu 65.000 personnes et en avons opéré plus de 4.000", précise Diego Posso, 49 ans, paramédical expert en traumatologie, président-fondateur de Monte Tabor et membre de l'ONG Pompiers Sans Frontières.

- Neutre en plein conflit armé -

Outre la lourde logistique précédant chaque mission, d'un coût de 150 millions de pesos (environ 41.000 euros), il faut s'assurer que l'entrée du navire dans la zone a été négociée par les communautés avec les groupes armés se disputant la région, dont la guérilla de l'ELN et des gangs de narcos comme le Clan del Golfo.

Après plus d'un demi-siècle de confrontation fratricide, un accord historique a été signé en 2016 avec la rébellion des Farc, depuis désarmée. Mais la paix est loin d'être une réalité sur ce littoral stratégique d'expédition de la cocaïne et d'extraction clandestine de l'or.
Combats, cadavres flottant sur le fleuve, blessés par balles, déplacements de populations terrorisées sont "le quotidien" des forces de l'ordre qui patrouillent le secteur en hors-bord, admet une source militaire.

"Il a parfois été difficile d'atteindre des villages où il y avait des affrontements, des bombes", confirme Ana Lucia Lopez, soulignant la neutralité humanitaire du San Raffaele.
Un soir, de "nombreux blessés" ont investi le bateau, dont un paramilitaire au "bras quasi amputé". Quelques mois après, dans un village en amont, on l'attrape par l'épaule: "J'ai eu peur! Mais c'était lui et il m'a dit 'Merci, grâce à vous, j'ai une main'". De l'aube jusque tard dans la nuit, la chaloupe motorisée du San Raffaele fait la navette de l'embarcadère au navire. Son tour venu, Yenny grimpe sur le pont, son fils contre elle. A la poupe, ombrée d'une bâche de plastique, la salle d'attente est comble.

- Eaux contaminées et infections -

Le second des quatre niveaux du San Raffaele a été aménagé en cabinets de consultation générale, gynécologique, pédiatrique, dentaire, en laboratoire d'analyses, pharmacie et bloc opératoire avec sa salle de réveil et deux brancards, son unité de stérilisation.
Sur le pont supérieur, cuisine, salle à manger, quartiers des sept membres d'équipage. Au dessous, les cabines de quatre couchettes où dorment médecins, infirmières, psychologue, ethno-éducateur, anthropologue... "les anges du Pacifique", selon leurs patients.

L'heure n'est pas au repos pour le chirurgien pédiatrique Carlos Melo, 55 ans. Il enchaîne les interventions, pas seulement sur des enfants. "Ces gens n'ont rien. Tout est loin (...) à six, huit heures de canoë. Il n'y a pas de médecins", lâche modestement ce pionnier de la coelioscopie, bénévole depuis cinq ans.
Au bout du couloir, dans son petit cabinet couleur pastel, la pédiatre Maria Isabel Lozano, qui en est à sa dixième mission, ausculte le bébé de Yenny, diagnostique une infection de la peau. C'est le lot de nombre de malades des eaux du San Juan, polluées, condamne Diego Posso, par "les déchets chimiques de fabrication de la cocaïne et de l'exploitation minière illégale".

Beaucoup souffrent "de diarrhées, de maladies respiratoires", ajoute cette experte en néonatalogie de 47 ans. Elle n'hésite pas à descendre en trombe l'échelle de proue afin de récupérer un prématuré ou défie, debout, le roulis de la chaloupe pour montrer à une mère comment appliquer un inhalateur à ses trois enfants asthmatiques.

Faute de dons, le San Raffaele est parfois resté à quai. Son avenir immédiat semble toutefois assuré: un apport récent de 350.000 euros de l'Union européenne va permettre de doubler le nombre de missions cette année, avec une moyenne d'une par mois.
Un ballon d'oxygène qui réjouit Diego Posso: "les projets sont nombreux, les rêves immenses". L'un d'eux est de ramener des Etats-Unis un navire de 70 mètres, cadeau d'entrepreneurs, d'en faire un hôpital plus grand, avec gastroentérologie, endoscopie, radiologie, etc. Il a déjà un nom: "L'Archange".

AFP

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