Escalade

En Irak, l'"aventurisme" de Washington ravive les douloureux souvenirs de l'occupation

  • Publié le 4 janvier 2020 à 12:14
  • Actualisé le 4 janvier 2020 à 12:54

Des factions armées appellent à la fin de la présence américaine, des responsables irakiens dénoncent une violation de la souveraineté nationale: l'"aventurisme" de Washington pour reprendre la main en Irak rappelle les années qui ont suivi son invasion de 2003.

L'analogie est telle dans les esprits que le patron des Nations unies Antonio Guterres n'a pas hésité à jouer sur cette corde après l'assassinat à Bagdad d'un puissant général iranien Qassem Soleimani et d'un des principaux commandants de la milice Hachd al-Chaabi, l'Irakien Abou Mehdi al-Mouhandis. "Le monde ne peut se permettre une nouvelle guerre dans le Golfe", a-t-il dit.

En faisant rouler les tambours de la guerre face à Téhéran, Washington n'est pas parvenu à s'attirer la sympathie d'une classe politique, pourtant divisée sur l'influence grandissante de l'Iran. Au contraire, les rangs de ses adversaires se sont resserrés, affirment les spécialistes. "La rhétorique de l'anti-américanisme est de retour", assure à l'AFP Renad Mansour, analyste pour Chatham House. "Elle avait été mise de côté parce que les Etats-Unis jouaient un rôle moins important en Irak, mais avec l'assassinat de Soleimani, ceux qui jusqu'ici tentaient de mobiliser autour de l'anti-américanisme sans y parvenir, ont maintenant les arguments pour", explique-t-il.

- Politique "aventureuse" -

Alors qu'il y a quelques jours encore ils s'affrontaient politiquement, "le grand ayatollah Ali Sistani, Moqtada Sadr, l'armée irakienne, le Premier ministre et même des manifestants anti-pouvoir ont condamné" le raid américain, souligne Fanar Haddad, expert de l'Irak à l'Université de Singapour. "Certains s'imaginent que vendredi a coupé les ailes de l'Iran en Irak: c'est le contraire qui est le plus probable", dit-il.

Pour M. Mansour, "les Etats-Unis n'avaient rien fait d'aussi agressif depuis longtemps, donc cela a ravivé les souvenirs de l'occupation militaire américaine en Irak".
Au point que le turbulent leader chiite Moqtada Sadr, qui tentait depuis des années de faire oublier son image de chef de milice pour endosser le costume du populiste préférant la voix des urnes, n'a pas hésité à réactiver son Armée du Mehdi.

Cette milice --qui a semé la terreur parmi les soldats américains jusqu'à sa dissolution après sa dure répression par le gouvernement il y a une dizaine d'années-- a repris vie, sans que l'Etat ou ses adversaires politiques n'y trouvent à redire. Car, en assassinant Abou Mehdi al-Mouhandis, "les Etats-Unis se sont engagés dans un conflit avec une des composantes des forces régulières irakiennes", souligne l'expert Nick Heras.

D'après un autre spécialiste de l'Irak, Hicham al-Hachémi, cette politique "aventureuse" a été décidée à Washington parce que "l'administration Trump se rend compte que les Etats-Unis ne sont plus l'acteur le plus puissant en Irak, face à des factions qui ont démultiplié leurs capacités grâce à la guerre contre les jihadistes". Aujourd'hui, en plus d'avoir constitué des arsenaux et juteux butins de guerre, les paramilitaires partis au front ont troqué leur uniforme contre des costumes de députés, de ministres ou de conseillers. "Ces factions ont maintenant une aile politique et gouvernementale, des médias, de l'argent, des relations, de l'expérience, un armement, des ressources humaines et des partisans" qu'ils peuvent mobiliser aisément, comme lors de l'attaque mardi contre l'ambassade américaine, poursuit M. Hachémi.

- "Souveraineté nationale" -

Et désormais, ils ont pour eux l'argument de la souveraineté nationale et de la rupture par les Etats-Unis du cadre légal de leur présence en Irak. Une cause qu'ils pourront aisément défendre dès dimanche au Parlement pour légaliser un départ des Américains. Chose que les pro-Iran ont déjà tenté à plusieurs reprises d'obtenir, en vain.
Face à eux, "l'administration américaine n'a pas d'objectif cohérent", renchérit M. Mansour.

Un reproche déjà fait aux Américains lors de leur invasion du pays en 2003, de nombreuses voix en Irak et ailleurs les accusant de n'avoir pas eu de plan pour l'après-Saddam Hussein.

D'ailleurs, assure à l'AFP Ramzy Mardini de l'Institute of Peace, le raid contre Soleimani et Mouhandis est "très probablement le résultat d'une mauvaise appréciation" de la situation en Irak. D'un côté, "l'Iran n'avait pas anticipé que le risque d'une nouvelle prise d'otage d'une ambassade l'impliquant, changerait les règles pour les Américains". De l'autre, "Washington a vu dans l'attaque contre son ambassade" --qui a pris fin un peu plus de 24 heures après son début, sur ordre direct du Hachd-- "comme une menace réelle plutôt que comme un signal de dissuasion iranien".

Depuis le raid américain de vendredi, un nouveau rapport de force s'établit dans l'Irak post-Soleimani, estiment les experts. "Avant, on débattait de savoir qui de l'Iran ou des Etats-Unis avait le plus d'influence en Irak. Aujourd'hui, l'Iran a clairement pris l'avantage", affirme M. Mansour. "Plus personne ne se pose la question."

AFP

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