Tribune libre de Christian Annette

L'eau, un bien commun privatise, cher et bientôt rare

  • Publié le 22 septembre 2020 à 17:12

Tout au long de ce week-end, les habitants des Hauts de Sainte-Marie ont été privés d'eau. Et ça fait plus de 15 ans que ça dure. Ce problème empoisonne leur vie pour l'hygiène et l'alimentation, d'autant plus que le coût d'approvisionnement en eau en bouteilles est très pénalisant pour les ménages les plus modestes. Imaginez un peu le cauchemar des familles !

Le débat sur le mode de gestion du service de l’eau à La Réunion et en particulier sur le territoire de la CINOR, doit être relancé, pour le bien de tous. Dans la majorité de nos collectivités, le service de l’eau est assuré par un délégataire privé, qui a signé un contrat généralement sur mesure et tout à son profit, car ces grands groupes disposent, au niveau de leur siège, de moyens juridiques et techniques considérables parfaitement rompus à ce genre d’exercices.

Or, depuis le 1er janvier 2020, la compétence de l’eau potable a été transférée aux intercommunalités et les contrats en cours arrivent à échéance pour les communes de la CINOR. N’est-ce pas l’occasion de reprendre le mode de gestion pour offrir une eau de qualité au moindre coût à tous nos concitoyens ?

I/ Sainte-Marie : un cas emblématique.

La qualité du service de l’eau est contestable. Il faut dire que les conditions d’attribution de la concession en 2009 étaient déjà douteuses, alors comment s’en étonner ? En effet, celui qui a conduit les opérations d’appel d’offres pour le compte de la mairie n’était autre que le directeur régional Est de la Cise. Ce dernier  avait été débauché pour la circonstance. Et qui a remporté le marché ? La CISE.

Le contrat a donc été établi à des conditions très avantageuses pour le délégataire. À titre d’exemple, le prix de toutes les tranches de consommation a été copieusement augmenté : 1re tranche + 35 %, 2e tranche + 13%, 3e tranche +19 %, 4e tranche +12%.

Plus cher pour un meilleur service ? Non, au contraire ! Car la CISE ne tient pas ses engagements contractuels : les articles 24 (relatif au traitement des surconsommations – comme une facture astronomique due à une fuite après compteur) ou  28 (concernant la distribution d’eau en bouteilles en cas de non-respect des exigences de qualité) ne sont pas respectés.

Et que dire du taux de rendement du réseau ? Il plafonne aujourd’hui à 58 % alors que  l’article 69 le prévoyait en 2020 à  76%. D’ailleurs l’article 71 dudit contrat prévoit  de fortes pénalités en cas de non-atteinte de cet objectif. Mais malgré mes demandes pressantes aux deux maires successifs, ils n’ont pas jugé utile de réclamer ces sommes qui avoisinent les  4 millions d’euros. Ce n’est pas rien.

Et tout cela se passe dans l’indifférence générale.  Véolia et la Cise se partagent l’essentiel du gâteau réunionnais. Mais sur  le territoire national, il en est de même. D’ailleurs, Bruxelles a déjà condamné Véolia, Suez et Saur pour entente illicite. Pourtant les affaires se poursuivent comme si de rien n’était.

Ajoutons à cela l’effet conjugué des bilans financiers opaques et du manque d’envie de certains élus à exercer leur droit de contrôle. Vous comprendrez que la situation ne peut que se dégrader considérablement à notre détriment.

II/  Le mode de gestion par délégataire privé : pas du gagnant-gagnant !

On a  privilégié il y a 20 à 30 ans les délégataires privés. Mais ce mode ne répond plus aux  exigences d’un service de l’eau qui nécessite de gros investissements.

Véolia, Suez et Saur (Cise) sont des multinationales dont les appétits financiers sont sans limites. Leur crédo : maximiser les profits  à offrir aux actionnaires au lieu de les réinvestir dans l’optimisation des réseaux d’eau. L’actuelle OPA hostile de Véolia sur Suez illustre parfaitement cette voracité. Il est clair que l’accès à une eau de qualité au moindre coût n’est pas du tout une priorité.

Que 42 % de l’eau potable produite disparaisse dans le sous-sol n’impacte en rien leurs profits. La facture est payée par les ménages et plus ils produisent plus ils gagnent. La réduction des fuites n’est donc pas une priorité. Ils ont tout à y gagner. Et nous, tout à y perdre ! C’est une logique de groupe privé.

Attention : nul ne pourrait remettre en cause leur haut degré de compétence technique, sans lequel ils ne joueraient pas les premiers rôles sur la scène internationale et il faut aussi souligner qu’à  La Réunion, ils ont réalisé des ouvrages importants qui améliorent les normes environnementales. Mais la compétence technique n’est pas suffisante pour choisir les priorités : c’est le domaine des élus représentants du peuple.
 
Mais justement, la situation est d’autant plus déroutante en ce qui concerne certains élus, censés servir l’intérêt général. Pour quelles raisons militent-ils  en faveur des multinationales et au détriment de l’intérêt de leurs concitoyens qui sont lourdement pénalisés ? J’en vois trois.

D’abord, ils entretiennent probablement eux-mêmes un préjugé bien enraciné selon lequel "le privé fait mieux pour moins cher". Ce qui est totalement faux : l’Observatoire des services publics d’eau et d’assainissement constate que " le prix moyen pratiqué par les services en régie est inférieur de près de 10 % à celui présenté par les services en délégation".

Ensuite, c’est plus confortable de faire appel au privé. En effet, la gestion publique du service de l’eau demanderait beaucoup de travail, d’engagement personnel et de prise de responsabilités.  Ce serait aussi d’accepter de faire face aux électeurs mécontents si le service n’est pas à la hauteur de leurs attentes et ne pas se contenter de renvoyer la responsabilité sur le délégataire.

Enfin, la proximité de certains élus avec les dirigeants de ces  sociétés peut aussi  poser  problème. Et si pour s’assurer le contrat d’après, le délégataire était  prêt à sponsoriser une fête de quartier ou l’équipe de foot de la ville ? Comment et pourquoi leur refuser un nouveau contrat d’affermage dans ces conditions ?

Parfois même, ces sociétés rivalisent de  générosité auprès des élus de premier rang comme le montre la récente  enquête visant  l’actuel ministre du Budget Olivier Dussopt pour corruption, prise illégale d’intérêts et favoritisme : il a en effet reçu des oeuvres d’art en cadeau de la part d’un dirigeant de la SAUR alors qu’un contrat était en gestation avec la commune qu’il dirigeait.

Si nous continuons avec le même mode de gestion, je redoute que l’eau, ce bien commun  indispensable à notre vie quotidienne, ne  se transforme en denrée rare tant le réseau se détériore, alors que les précipitations sont globalement suffisantes pour nos besoins à condition d’investir massivement pour capter la ressource, préserver son stockage et la distribuer au meilleur coût.

III/ Une solution qui a fait ses preuves : la gestion publique

Le changement climatique est une réalité qui impacte déjà nos ressources en eau et nos besoins augmenteront au moins autant que la démographie.

Si nul ne peut prédire l’avenir (sécheresse ou pas), il nous appartient de l’anticiper en gérant nos capacités de stockage (entretien et construction de réservoirs, préservation des nappes souterraines), en améliorant la qualité de l’eau (construction de stations de traitement,  usines de potabilisation, réalisation de périmètres de sécurité autour des captages), en réduisant les fuites pour ne pas gaspiller  la ressource (renouvellement des canalisations), en augmentant la production (réalisation des nouveaux forages), en identifiant de nouveaux aquifères et en permettant aux employés et aux cadres de se former pour améliorer leur performance dans la mise en œuvre des actions, et aux  élus d’accéder aux informations pour contribuer aux décisions les plus pertinentes.

Cela demande  de très  lourds investissements, mais ils nous coûteront à moyen terme moins cher que notre système actuel !

La loi NOTRe a  transféré la compétence de l’eau aux intercommunalités, ce qui constitue une évolution majeure et favorable, car elle introduit un changement d’échelle. Ce qu’une petite commune pouvait avoir quelque difficulté à réaliser en matière de gestion publique  de l’eau devient possible au niveau des intercommunalités en termes de mutualisation des moyens humains et financiers.

Sur  le territoire de la CINOR, les contrats d’affermage arrivant à échéance ces prochaines années. Il est opportun d’envisager un passage à la régie publique dans de bonnes conditions.

Le contexte devient favorable pour se réapproprier notre eau. Le choix  du mode de gestion du service  de l’eau est un choix politique.

Il s’agira donc d’optimiser les capacités de financement, qu’il s’agisse des marges bénéficiaires des délégataires ou de la stratégie des investissements, grâce à la régie publique et, ainsi,  offrir une eau de qualité au moindre coût à nos concitoyens.


 

guest
1 Commentaires
ComAnd
ComAnd
3 ans

Complètement vrai et cohérent tout cette démonstration ! En tant que ressource naturelle, l'eau n'a pas réellement de valeur pécuniaire. La facture payée par les usagers de l'eau potable s'explique par le coÃ"t des services publics d'eau et d'assainissement : l'eau avant sa distribution à chacun est prélevée, rendue potable puis acheminée, et après usage, collectée et transportée en station de traitement et d'assainissement, pour ensuite être rejetée dans le milieu naturel. Le prix payé par l'usager permet de couvrir le coÃ"t de toutes ces étapes et inclut le service de mise à disposition de l'eau potable à notre robinet. Ajoutons-y diverses redevances et taxes, destinées à compenser la pollution générée par les usages de l'eau, pour fixer l'enveloppe finale. Alors quoi de plus naturel que de demander à rechercher et réparer toutes les fuites d'un réseau qui parfois ancien laisse fuir et se perdre de l'eau potable devenue couteuse alors que pendant ce temps là des quartiers restent sous alimentés ? Véolia et Saur vampirisent le système en usant et abusant de leur situation. C Annette explique bien les dessous de ces contrats et les solutions possibles !! Réinstallons la souveraineté locale par la gestion publique contrÃ'lée de l'eau !