Tribune libre de Brigitte Croisier - 70ème anniversaire de la départementalisation

Egalité ? Et après ?

  • Publié le 19 mars 2016 à 05:35

Pour le 60ème anniversaire du 19 mars 1946, une visio-conférence, diffusée à La Région, avait permis à Aimé Césaire et à Paul Vergès de dialoguer par-delà les océans. Avec émotion, le poète et homme politique martiniquais avait livré les interrogations qu'il avait eues au moment de choisir la voie de la départementalisation.

Ce qui perturbait au plus profond de lui le chantre de la négritude, c'était la notion d'assimilation associée à cette loi. "Moi personnellement, je ne suis pas enthousiaste, le mot assimilation, c'est un mot que je n'aime pas, parce que je suis ce que je suis, (…) je ne veux être assimilé à personne", disait-il. Mais il a surmonté ses réticences personnelles face à "une demande générale, profonde, importante des Martiniquais pour un régime meilleur" promis par l'application des mêmes lois sociales qu'en France.

Assimilation

"Régime meilleur" ? Si l'on s'en tient à la signification matérielle, on ne peut nier la mise en place d'infrastructures et une amélioration au niveau de l'habitat, de la scolarisation, de la santé. Celles et ceux qui ont gardé la mémoire de l'avant 1946 peuvent en témoigner. Mais on y ajoutera le regard actuel sur les effets pervers de certaines décisions (le tout-automobile, les conséquences sur la santé des nouveaux modes d'alimentation, les aménagements non respectueux de l'environnement, l'organisation de l'année scolaire etc.)

A bien y réfléchir, le débat intérieur d'Aimé Césaire révèle les ambiguïtés de ce terme d'égalité.

Ancrée dans l'arithmétique, c'est une notion quantitative, applicable à ce qui est mesurable. C'est pourquoi, on a tendance à se référer aux statistiques pour comparer La Réunion et la France. Ce faisant, on compare un territoire de 2500 km2 peuplé d'environ 850 000 habitants avec un territoire de plus de 600 000 km2 habité par environ 66 millions d'habitants et constitué de régions très diverses. Une telle comparaison mathématique est-elle correcte ? Et surtout, cette approche purement quantitative ne fait-elle pas abstraction des réalités géopolitiques, économiques, sociales, culturelles ? Or, pour éclairer une action efficace, une analyse doit prendre en compte les phénomènes concrets dans leur interaction complexe. Pour rassembler les volontés, un projet commun doit prendre en compte les représentations et les pratiques des personnes concernées.

Dans la même perspective, on revendique un "rattrapage" général qui, de fait, semble toujours repoussé plus loin, sans doute parce que les conditions de réalisation sont trop dissemblables.
Toujours rigoureusement parlant, que devient l'égalité qui pose que 1 = 1, quand la Fonction publique d'ici bénéficie de salaires diversement indexés ayant eu des effets indiscutables sur la cherté de la vie et donc sur les inégalités socio-économiques ?

Les limites du changement

Enfin, la loi du 19 mars 1946, porteuse de la revendication d'égalité, marque le passage du statut de colonie à celui de département. Est-ce à dire que la décolonisation s'est opérée du même coup ?
La colonisation est une organisation économique, juridique et politique, mais elle a aussi des effets psychologiques profonds et durables. Exploitation, domination, infériorisation et même négation de l'humanité laissent des séquelles que le vote d'une loi ne peut suffire à effacer, encore moins à guérir. Les hiérarchies mises en scène par les codes sociaux, l'intériorisation psychique des rapports de domination, les représentations dévalorisantes véhiculées par les discours maintiennent les relations de dépendance et minent le pouvoir de penser et d'agir par soi-même.

Après les traumatismes de l'histoire, une réparation en humanité est nécessaire, en s'appuyant sur les divers héritages de résistance des ancêtres qui ont su, dans les pires conditions, exprimer leur créativité. Bien évidemment, un travail équivalent de prise de conscience des blessures de l'histoire doit s'opérer aussi du côté du pays (ex)colonisateur.

Dans son ouvrage  L'ennemi intime, perte de soi et retour à soi sous le colonialisme, le sociologue indien Ashis Nandy affirme que "le trait distinctif  du colonialisme est un état d'esprit chez les colonisateurs et les colonisés", "une culture partagée" subsistant longtemps, des années après l'indépendance politique (obtenue par l'Inde en… 1947 !). Dominants et dominés sont pris dans un jeu de miroirs où chacun guette la vérité de son être et la valeur de son action dans le regard de l'autre. Et dans ce face-à-face, le dominant, profitant avantageusement de la situation comme quelque chose de naturel, est sans doute plus inconscient du rapport social de domination que le dominé qui en souffre.

En conséquence, pour amorcer un réel changement et aller plus avant, chacun doit mieux connaître ce que l'histoire a fait des uns et des autres en fonction de leur place dans la société. Rude tâche que d'amener au jour ce refoulé !

Si la colonisation marque durablement les esprits sur plusieurs générations, la décolonisation est aussi mentale et concerne dominés et dominants. "Le colonialisme est essentiellement une question de conscience et doit être combattu et défait en dernière instance dans l'esprit des hommes." (Ashis Nandy). Ce processus lent et complexe exige un recentrement sur soi et sur le lieu habité : que voulons-nous devenir ? Que voulons-nous faire ensemble ? Que pouvons-nous faire là où nous vivons?

Brigitte Croisier

 

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