Plaisir de lire

James Lee Burke : des polars au goût créole...

  • Publié le 14 décembre 2014 à 11:00

Une plongée dans la Louisiane non touristique, sur fond de blues roots, de démons alcooliques et d'un suspense policier d'autant plus fascinant qu'il flirte avec le fantastique. "Dans la brume électrique" est un polar créole, qui dépeint un monde qui par bien des côtés nous rappelle La Réunion.

Il n'y a pas de grande ou petite littérature, rien que des auteurs et des préjugés ; moralité, le polar, qui est un genre littéraire dit "populaire", comme la science-fiction est en France un brin déconsidéré au regard de genres supposément nobles, d'auteurs prétendument sérieux. Et pourtant, entre Le ravissement de Lol V. Stein de  Marguerite Duras et Dans la brume électrique de James Lee Burke, sauf à donner dans une certaine forme de pédantisme cher aux trissotins de tous les temps, quand bien même on ne peut comparer ni forme, ni ambitions, le plaisir de lire s'attache au second, qui sait susciter curiosité et intérêt pour l'intrigue, les caractères et le contexte lié au roman.

Soyons charitables pour Marguerite Duras,Le ravissement de Lol V. Stein était son premier roman écrit sans le secours de l'alcool, quand Burke a puisé dans son rapport intime et chaotique à l’alcool une part de la psychologie de son personnage principal, l'anti-héros Dave Robicheaux. Par ailleurs, pour clore la digression Duras, elle a su peindre, dans Un barrage sur le Pacifique par exemple, une société ultramarine, voire exotique, chargée d'un sens qui dépassait ses personnages.

C'est aussi le cas James Lee Burke, c'est même ce qui a fait sa fortune, tardive, son succès, international. James Lee Burke dépeint les "riches" heures d'une Louisiane aux tristes tropiques, tropiques de la débine, d'une histoire cruelle, des Cajuns encalminés sur leurs marécages, en proie à des démons qui semblent sourdre du bayou. Une Louisiane créole, où les "Coonass", littéralement "cul de raton laveur" - un titre qu'ils portent comme une décoration - partagent un destin commun avec les Noirs, dans le souvenir complexe de l'esclavage et de la guerre de sécession, où les "white trash", les petits blancs, sont aussi pauvres et largués que leurs frères de couleur en infortune.

La Louisiane que Burke met en scène, qu'il connaît bien pour y avoir vécu, survécu, enfant issu d'une famille pauvre, étudiant en Beaux arts fauché, grattant de maigres revenus sur tous les jobs auxquels il pouvait s'accrocher, ouvrier dans l'industrie du pétrole, chauffeur routier, garde forestier, journaliste-localier confit en chiens écrasés, enseignant… Mille métier, mille misères et une connaissance intime de la vie des gens, du contexte social, avec la richesse insolente de barons pétroliers, les affranchis du milieu et leurs petites mains, les putes, les rades de nuit, les boîtes à blues, le vrai, qui saigne sur les cordes des steel-guitars, le diable et le bon dieu, le sordide des faits divers et des corps suppliciés découverts au petit matin dans les fossés… 

Le sentiment d'une omniprésence du mal

Un monde créole qui n'est pas si loin du nôtre, à chacun ses fantômes, ses croyances et superstitions, le même démon de l'alcool qui fait jaillir les esprits des coins d'ombre, des nuits en surbrillance. Un monde créole sous pression anglo-saxonne, où l'usage du français a été interdit dans les écoles dès 1921, puis ignoré en tant que langue officielle ; il faudra attendre 2004 pour voir une personnalité d'origine francophone accéder aux fonctions de gouverneur. Une région soumise à la colère des éléments, là-bas les ouragans, dont le dernier et le plus féroce, Katrina en 2005, a martyrisé les pauvres résidents de La Nouvelle-Orléans. Une terre fragile soumise aux risques technologiques liés à l'industrie pétrolière, dont les puits de forage polluent les eaux, ou ravagent l'environnement, à l'instar de la catastrophe écologique du forage BP de Deepwater Horizon, en 2010.

La Louisiane de James Lee Burke, ce sont encore des nappes de pure beauté, ciels psychédéliques, parfums végétaux, humidité pénétrante, l'entropie, qui sous les tropiques paraît affecter plus rapidement les objets et les personnes. 

Ce contexte une fois posé, il convient de préciser que James Lee Burke aime les gens, qu'en dépit de la rudesse de son héros à l'âme fêlée, son écriture est riche d'une touchante empathie, et qu'il décline à sa façon, à son niveau, avec ses armes, la geste d'un honnête homme qui lutte contre ce qui est mal, quand bien même cela se fait sans donner dans un manichéisme hollywoodien.

Rien de tel pour entrer dans la cosmogonie Burke, que d'attaquer par l'une des aventures de Dave Robicheaux, ex-lieutenant de police et vétéran du Vietnam qui sévit comme adjoint au shérif de New Iberia, dans le sud du Sud. Un flic ronchon, ex-alcoolo, qui tient avec sa deuxième femme et sa fille adoptive, une boutique de vente d'appâts pour la pêche et un spot de location de bateaux…

Un personnage que les Français connaissent sous les traits de l'excellent Tommy Lee Jones, qui interprète ce rôle dans le film franco-américain de Bertrand Tavernier.

Ambiance glauques, bouffées de fantastique, enquête à tiroir, violence froide, racisme, forment un palimpseste sur lequel se déroule l'intrigue policière, ponctuée de corps féminins suppliciés, abandonnés au bayou, de souvenirs de lynchage, de sentiment de culpabilité pour un passé ségrégationniste vécu de façon métaphorique par le héros.

Une ambiance fascinante, le sentiment d'une omniprésence du mal, la peur du démon de l'alcool, la Louisiane de Robicheaux est belle comme un serpent venimeux, peuplée de personnages de cour des miracles, corrompue à cœur… comme le reste du monde, si ce n'est que, comme à La Réunion, ça se sait et ça se voit.

Bonne lecture.

Philippe Le Claire pour www.ipreunion.com

 
À voir :
- Dans la brume électrique (In the Electric Mist), film franco-américain réalisé par Bertrand Tavernier d'après le roman Dans la brume électrique avec les morts confédérés, avec Tommy Lee Jones, John Goodman, Peter Sarsgaard et Mary Steenburgen (2008).
- Vengeance froide (Heaven's Prisoners), film américain réalisé par Phil Joanou d'après le roman Prisonniers du ciel, avec Alec Baldwin, Kelly Lynch, Teri Hatcher et Eric Roberts (1996).
 
A lire parmi une longue bibliographie, dans la série Dave Robicheaux :
- In the Electric Mist with Confederate Dead (1993) publié sous le titre Dans la brume électrique avec les morts confédérés, traduction de Freddy Michalski, Paris, Rivages/Thriller, 1994, réédition Paris, Rivages/Noir no 314, 1999.
- Cadillac Jukebox (1996), publié en français sous le titre Cadillac Jukebox, traduction de Freddy Michalski, Paris, Rivages/Thriller, 1999, réédition Paris, Rivages/Noir no 462, 2003.
- Purple Cane Road (2000), publié en français sous le titre Purple Cane Road, traduction de Freddy Michalski, Paris, Rivages/Thriller, 2005, réédition Paris, Rivages/Noir no 638, 2007.
- Last Car to Elysian Fields (2003), publié en français sous le titre Dernier Tramway pour les Champs-Élysées, traduction de Freddy Michalski, Paris, Rivages/Thriller, 2008, réédition Paris, Rivages/Noir no 820, 2011.
- The Glass Rainbow (2010), publié en français sous le titre L’Arc-en-ciel de verre, traduction de Freddy Michalski, Paris, Rivages/Thriller, 2013.
- Creole Belle (2012), publié en français sous le titre Creole Belle, traduction de Christophe Mercier, Paris, Rivages/Thriller, 2014.
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