Tribune libre de Philippe Meirieu

Quelle éducation pour faire face aux défis d'aujourd'hui ? Une pédagogie qui unit et qui libère

  • Publié le 11 avril 2017 à 15:00

Philippe Meirieu est chercheur, professeur des universités, pédagogue et militant de l'éducation populaire. Il participera aux premières Rencontres de l'éducation de l'océan indien, qui se dérouleront les jeudi 13 et vendredi 14 avril 2017 à l'université de La Réunion. Nous publions cette tribune en intégralité.

" Notre modernité est marquée par des phénomènes contradictoires et, à bien des égards, inquiétants. D’une part, les sociétés holistiques, qui imposaient une verticalité religieuse et politique que chacune et chacun se devaient de respecter, ont assez largement volé en éclats dans une grande partie du monde : l’émergence de l’individualisme social fait que les individus récusent aujourd’hui toute " autorité " qui prétendrait régir leur vie à leur place ; ils revendiquent le droit de choisir leur propre destin dans tous les domaines et soupçonnent systématiquement les différentes institutions de ne pas être au service de leurs intérêts personnels. La dictature d’un " bien commun " imposé a largement disparu, mais la construction d’un " bien commun " librement construit par les citoyens dans l’espace démocratique est encore bien lointaine. De plus, l’individualisme engendre un sentiment de solitude et nos contemporains, en perte de repères, sont des proies faciles pour les idéologies claniques qui leur fournissent une identité et une sécurité, mais au prix de l’abdication compète de leur liberté. Les " jeunes ", enfants, adolescents, jeunes adultes, vivent aujourd’hui dans un univers où les seuls idéaux qui leur sont proposés largement sont la consommation compulsive ou la régression dans des identifications à des " causes " mortifères. Cela, bien sûr, ne peut pas laisser les éducateurs indifférents...

Ainsi, face à la montée de l’islamiste djihadiste barbare comme des réactions de peur et de repli identitaire qu’il suscite, la réponse que le philosophe de l’éducation Olivier Reboul faisait, il y a près de quarante ans, à la question " Qu’est-ce qui doit fonder l’éducation ? " reste, plus que jamais d’actualité : " Ce qui unit et ce qui libère ". Nous avons en effet, tout à la fois, besoin d’unité – de commun sans communautarisme – comme nous avons besoin de liberté – d’individus sans individualisme. Nous avons besoin de nous redécouvrir semblables et de trouver la force de nous affirmer différents...

Construire du commun

On sait que l’École de la République s’est largement construite sur la conviction que les savoirs unissent alors que les croyances séparent. Cela reste, évidemment, fondateur : parce qu’ils sont validés et reconnus, les savoirs unissent et, même s’ils n’éradiquent pas automatiquement les croyances, ils permettent de stabiliser les relations humaines sur des bases qui leur permettent de ne pas se précipiter les uns sur les autres pour se détruire.

Partager des savoirs, c’est déjà accepter une commune vérité qui peut permettre de confronter les croyances sans s’agresser. Mais encore faut-il que le maître qui invite l’élève à distinguer les savoirs de ses croyances n’enseigne pas ses propres savoirs comme des croyances. Vieux défi pédagogique toujours terriblement actuel dont Jules Ferry lui-même, qui invitait les instituteurs à s’inspirer des " méthodes actives " de Pestalozzi, était particulièrement conscient. Défi qui concerne, tout à la fois, les contenus de savoirs enseignés et les méthodes d’enseignement. Défi qui interroge particulièrement l’enseignement des sciences mais aussi de la langue et de toutes les formes de culture.

 

Reste que les élèves ne sont pas réductibles à leur seule activité cognitive : ce sont des êtres qui vivent d’inquiétudes et d’espérances, de questions qui les taraudent et de passions qui les animent. La tradition cartésienne, même si elle fixe le " principe régulateur " de la vie publique avec " l’interargumentation rationnelle ", ne peut décréter l’abolition de cette vie psychique chaotique. La culture peut, en revanche, lui donner forme et permettre d’en faire un puissant moyen de rencontre entre les êtres. L’art, la littérature, la mythologie, la philosophie nous permettent, en effet, de nous découvrir fils et filles des mêmes questions fondatrices. Et, si nous ne partageons pas les mêmes réponses, au moins nous reconnaissons-nous, à travers nos interrogations, comme parties prenantes ensemble de " l’humaine condition ". Condition essentielle, d’ailleurs, pour pouvoir échanger réciproquement sur la légitimité de nos réponses. C’est pourquoi l’apprentissage de l’empathie à l’École est si essentiel : lui seul permet, par la médiation des œuvres, de percevoir l’autre comme un autre soi-même, dont la dignité est irréductible.

Ainsi l’École peut-elle créer du commun : elle le peut par la manière dont elle transmet des savoirs en permettant de se les approprier ; elle le peut en promouvant les activités artistiques et en valorisant la dimension culturelle de tout apprentissage ; elle le peut, bien évidemment aussi, en pratiquant une pédagogie coopérative où l’implication de chacune et de chacun permet la réussite de tous. Le commun se construit à l’École car, dans notre société républicaine, l’École n’est pas simplement le lieu où chacun apprend, c’est le lieu où l’on apprend ensemble et où, par l’apprentissage, on apprend à faire société.

Permettre à chacun de s’émanciper

Mais, si l’éducation est découverte de ce qui unit les humains – et interdit donc d’exclure quiconque du cercle de " l’humaine condition " –, elle est aussi, et simultanément, apprentissage de ce qui libère : ce qui libère de l’égocentrisme initial et de l’immédiateté de la pulsion, ce qui libère du fantasme de la toute-puissance et de la soumission à celui qui prétend l’avoir, ce qui libère des préjugés et des stéréotypes, ce qui libère de l’emprise des gourous qui fournissent identité et sécurité au prix, terrible, de l’abdication de toute liberté.

Pour cela, l’École doit, fondamentalement, se construire comme un espace de décélération.

Loin de la prime à la réponse rapide, elle doit promouvoir la réflexivité critique. Elle doit imposer le sursis à la pulsion et proposer de mettre à profit ce temps pour anticiper, échanger, se documenter, réfléchir... bref, apprendre à penser. Nous en sommes loin, nous qui courons toujours dans les couloirs et après les programmes, qui fuyons le silence comme la peste et notons un devoir définitivement sans laisser à l’élève la possibilité de profiter de nos conseils pour l’améliorer. Face à l’immédiateté du " tout - tout de suite " que la machinerie publicitaire et technologique propose comme ligne de conduite pour tout individu correctement connecté, l’École doit jouer délibérément un rôle thermostatique : c’est ainsi qu’elle apprendra aux enfants et adolescents à résister aux séductions de toutes sortes. Séductions marchandes ou claniques.

 

La pédagogie comme utopie nécessaire

On me trouvera sans doute naïf : comment ce qui apparaît comme une " cuisine pédagogique " dérisoire peut-il lutter contre la montée des indifférences, la force des radicalismes et l’ensemble des tensions qui traversent nos sociétés ? Comment la pédagogie peut-elle lutter contre " le bruit et la fureur " du monde ? C’est qu’en matière éducative, nous ne voyons jamais vraiment les résultats de nos actes et, a fortiori, de ceux que nous contribuons à empêcher. Chacun de nos élèves peut faire basculer le monde. Ou, tout le moins, nous devons " faire comme si ".

Et pourtant, le pédagogue, comme chacune et chacun aujourd’hui, se trouve confronté à une question aussi irréductible qu’insoluble, la question qui met en échec Socrate lui-même dans les premières lignes de La République : comment se faire entendre de celui qui ne veut rien entendre ? Ou encore : comment faire entendre raison à celui qui n’a pas choisi la raison ? Question si difficile que nous préférons parfois systématiser les explications pathologiques plutôt que d’avouer notre échec. Car, effectivement, le radicalisme, mais aussi toutes les formes d’enfermement, de refus de dialogue, de fanatisme, d’auto- exclusion, voire de " suicide " scolaire et social, posent cette question en un passage à la limite qui interroge notre société tout entière. Le pire, c’est que nous avons des réponses à cette question, les réponses de nos adversaires : l’intimidation et l’emprise, l’embrigadement et les électrodes. Des réponses justement interdites par nos principes démocratiques. La démocratie, en effet, s’interdit de " faire entendre raison " par la violence. C’est là que se situe sa plus éminente dignité. C’est dire que la démocratie est condamnée à la pédagogie, à revisiter son histoire et ses apports, à faire preuve, dans ce domaine, d’inventivité inlassable. En cherchant obstinément " ce qui unit " et " ce qui libère " dans toutes ses entreprises éducatives. En travaillant - à l’école, dans l’aide aux familles comme dans les propositions de l’éducation populaire – à esquisser une verticalité sans théocratie, du commun sans communautarisme, de la liberté sans individualisme.

En effet, face à ces enfants et adolescents en position de refus plus ou moins violent, face à ces jeunes qui ne veulent pas entendre parler des savoirs scolaires et ne croient plus à l’émancipation par l’école, nous devons éviter deux écueils symétriques : le renoncement et le fatalisme, d’un côté, le passage en force, par la violence, de l’autre. Nous ne pouvons pas, en effet, nous résigner à ce que des jeunes basculent hors du " cercle de l’humain ", au risque, parfois, d’être tentés par l’inhumain. Mais nous ne pouvons pas, non plus, nous engager avec eux dans une partie de bras de fer où nos savoirs et nos valeurs seraient imposés par la force, bien artificiellement et superficiellement d’ailleurs. Nous devons trouver un chemin entre la reculade et l’affrontement : c’est tout l’enjeu de la pédagogie.

 

Pour cela, nous disposons d’un certain nombre de pistes qui nous permettent d’espérer avoir prise sur la construction de notre avenir commun...

• Apprendre à surseoir à ses impulsions par la mise en place de rituels qui permettent le développement de la pensée...

• Apprendre à désintriquer le savoir et le croire à travers l’expérimentation scientifique, mais aussi le travail avec l’objet...

• Apprendre à construire ensemble des savoirs stabilisés en s’engageant dans des situations finalisées où contraintes et ressources permettent de surmonter des obstacles...

• Apprendre à " compatir " avec autrui en découvrant, grâce aux expériences artistiques, que l’autre est un " autre moi-même " et que nous participons ensemble de l’" l’humaine condition "...

• Apprendre à débattre en intériorisant l’exigence de précision, de justesse et de vérité...

• Apprendre à se décentrer pour découvrir la solidarité qui unit les humains entre eux et avec la planète...

• Apprendre à coopérer pour construire vraiment du " commun ", un " commun " où chacun puisse avoir une place et découvrir que l’autorité légitime est celle qui s’exerce au nom d’une responsabilité au service de toutes et tous.

La pédagogie ne peut pas tout. Mais, elle peut, si nous le voulons ensemble et que nous y travaillons de manière inventive, permettre de préparer un monde plus juste et plus humain.

C’est ce que nous nous proposons d’explorer...

Philippe Meirieu

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1 Commentaires
capanema
capanema
3 ans

Rien à ajouter à la pertinence de cet article plus actuel que jamais; la seule question à se poser via tous les acteurs de cette problématique de la transmission du savoir; comment faire alors que "l'autorité" d'autrefois, indissociable de la transmission du savoir en dehors de toute considération pédagogique, est battue en brèche par l'anarchie et la profusion des moyens audiovisuels. Comment repenser l'école sans céder sur sa finalité. Ma très brève contribution.