Il est venu le temps des cyber-attaques

Guerre numérique : "que ce soit la Russie ou l'Ukraine, aucun État n'est préparé à un tel chaos"

  • Publié le 10 mars 2022 à 05:57
  • Actualisé le 10 mars 2022 à 06:28

Logiciels malveillants, désinformation, réseaux sociaux, piratage, E-bomb, bienvenue à l'heure de la cyber-guerre. Alors que les bombardements pleuvent sur l'Ukraine depuis le début de la guerre contre la Russie, une toute autre guerre a lieu en souterrain. "Les armes numériques peuvent créer le chaos, et les Etats ne sont pas préparés à une guerre d'une telle ampleur", assure Béatrice Ghorra, enseignante à l'école de guerre économique, située à Paris. Emmanuel Macron a d'ailleurs annoncé dans une allocution ce mercredi 2 mars 2022 que "nous ne pouvons pas dépendre des autres pour nous défendre que ce soit sur terre, en mer ou dans le cyberespace". Face à la multiplication des attaques numériques, le conflit russo-ukrainien s'inscrit dans une guerre 3.0 aux allures de romans de science-fiction.. (Photo d'illustration rb/www.ipreunion.com)

"Erreur 404. Le serveur ne répond plus…". Simple problème technique ou piratage de grande ampleur ? Depuis la fin du mois de février, en Ukraine, les balles pleuvent, et les cyber attaques fusent.

"Jamais nous n’avions connu une mobilisation de hackers aussi importante et exposée au grand public", affirme Béatrice Ghorra. À l’ère du numérique, les conflits armés peuvent se jouer sur tous les plans et dans des dimensions jusqu’alors jamais envisagées. Elle ajoute, "les armes numériques peuvent avoir des conséquences inimaginables. Pour le moment, les États font tout pour éviter de créer un chaos. Nous ne sommes pas encore préparés à une guerre d’une telle ampleur".

"En matière de guerre de l’information par le contenu, on dispose d’une diversité de moyens et de modes opératoires pour déstabiliser l’adversaire. Il faut en effet distinguer les offensives informationnelles par le contenant, qui s’attaquent aux infrastructures et celles par le contenu, dont l’objectif est l’influence. La guerre de l’information par le "contenu" s’appuie sur trois grands types d'outils d’informations", explique Jérôme Vellayoudom, expert en Intelligence économique, doctorant en intelligence économique et formé aux guerres de l’information à l’Ecole de Guerre Economique.

Ces attaques, nommées "contenu" et "contenant" s'appuient sur plusieurs outils :

- Les réseaux sociaux : une arme d’influence à grande échelle -


Doudoune rose, bonnet blanc, une fillette aux petits bras potelés s’accroche désespérément au cou de son père. Ce dernier l'a repose à terre. Il ne peut contenir un souffle de tristesse mêlé aux cris éplorés de sa fille. Une vidéo déchirante comportant la mention "Ce papa ukrainien dit adieu à sa fille qui quitte le pays pour se mettre en sécurité".

En moins de quelques heures, la vidéo devient virale. "Ça me brise le cœur. Waw, j’me rendais pas compte en fait", "J'ai honte de voir ce qui se passe en Ukraine, inadmissible en 2022", "Qu'attend la France pour envoyer son armée pour donner une leçon à Poutine"...Les espaces commentaires sont rapidement inondés.

Seulement, cette vidéo a été tournée trois jours avant que la Russie n'envahisse l'Ukraine. Il ne s’agit pas d‘un soldat Ukrainien, mais d’un soldat russe. Cette désinformation est loin d’être la première ces opérations d’influences sur les réseaux sociaux visant à orienter les opinions publiques. Elles s’intègrent ainsi dans cette guerre numérique par le contenu. Dans le cadre de ce conflit en Ukraine, la rédaction d'Imaz Press a soumis ces exemples aux analyses de deux experts.

"Les réseaux sociaux, internet et les médias, permettent de façonner l’environnement cognitif. Ils permettent de réinterpréter le réel au bénéfice des intérêts de celui qui est à l’offensive. Certaines informations diffusées, telle que la vidéo des adieux entre cette petite fille et son père qui serait Ukrainien, sont "vraisemblables" dans ce contexte de guerre. Peu importe alors que cette vidéo soit plus ancienne. Une des "lois" de la guerre de l’information est que ce qui compte n’est pas ce qui est vrai, mais ce qui est vraisemblable" détaille Jérôme Vellayoudom.

"L’émotion a toujours été un ressort que vont chercher à faire réagir les communicants. Comme la peur ou le désir, ce que connaissent bien les professionnels du marketing. Dans ce cas précis, nous sommes face à une opération d’influence psychologique qui vise à réduire la complexité de la guerre à cette seule scène. On donne un visage à la guerre, on construit un récit, on raconte une histoire, brève, simple et terrible, on scénarise avec la scène des adieux. Elle cible particulièrement l’opinion internationale. L’effet final recherché est de légitimer le soutien à l’Ukraine, par l’émotion plutôt que par la raison. C’est un procédé connu. C’est aujourd’hui terrible à dire, mais en temps de guerre, c’est ordinaire", constate cet expert.

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"Aller vous faire foutre". Ce sont les mots d’un soldat ukrainien lors d’un échange avec un navire russe, menaçant de s’emparer de l’île des Serpents. Retweeté par Anton Gerashenko, conseiller du ministre Ukrainien, l’extrait audio grésille de la hargne et du courage de l’homme.

Particulièrement populaires sur Twitter, les posts indiquent que les 13 soldats de l’île ont trouvé la mort, bombardée. RTL titrait "Les derniers mots très forts de soldats ukrainiens avant de mourir".

"Ici encore, nous avons la construction d’un récit, dans un rapport du fort au faible qui dans cette situation a priori désespérée fonde la figure du héros. C’est une réinterprétation des récits mythiques. Les mythes permettent de rendre la vie plus supportable. Ils donnent du sens à un quotidien qui semble ne plus en avoir. Ici, les soldats deviennent des martyrs. Leur mort devient un récit fondateur et structurant de la résistance ukrainienne. Cette mort n’est pas vaine. Elle fait sens. L’effet final recherché est l’engagement à résister, pour les opinions publiques ukrainienne et internationale ", décrypte Jérôme Vellayoudom.

Une vidéo, un post, un contenu, une fois massivement relayés, sont intégrés dans la construction de connaissances des utilisateurs, qui sont donc convaincus que leurs connaissances sont fiables. Cela a forcément des répercussions dans les opinions publiques. En temps de guerre, cela rend inacceptables ou rationnelles certaines actions. On tombe alors dans "des opérations d'influence" ", explique-t-il.

La mort des 13 militaires ukrainiens de l'île aux Serpents sera ensuite démentie, sans grand écho...

- Guérilla numérique : les internautes renseignent les Russes via Google Maps-

La nuit du 25 février 2022, les projections des lumières bleues des gyrophares de police criblent les rues de la capitale Russe, Moscou. Le long des allées pavées, les passants affluent. Certains s'arrêtent, brandissent des mégaphones et annoncent "Stop à la guerre". Durant quelques secondes, ces manifestants arrachent le bâillon de la censure. Quelques secondes... Avant de disparaître dans la nuit, saisit par les forces de l'ordre.

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Poutine use de la censure et la repression de l'information. De nombreux Russes ignorent tout de la guerre qui se déroule en Ukraine. Les opinions publiques sont un centre de gravité au sein d’une guerre. Dans le cas de Poutine, il n'est pas contraint par les opinions publiques, puisque la censure et la désinformation contrôlent l'avis des citoyens russes.

Dans un récent post Twitter du lundi 28 février 2022, le collectif de hackers "Anonymous" invite les internautes à publier sous les avis Google Maps de commerces russes, des informations sur la guerre en Ukraine pour lutter contre la censure.

"On est dans ce qu’on pourrait appeler une "guérilla" numérique. Mais les guerres de l’information sont des guérillas. Il y a là quelque chose de très intéressant et une preuve de grande créativité", commente Jérôme Vellayoudom." Il y a là encore un rapport du fort au faible et l’expression d’une des caractéristiques du faible : la ruse. La Russie, puissante, fait blocus de l'Information et de vraies stratégies de contournements sont mises en place en utilisant tous les espaces d'infiltration possible. Il n' a pas de ligne de front marquée", observe-t-il.

Selon le Huffpost, un grand nombre de commentaires en rapport avec la guerre en Ukraine auraient été constatés, notamment sous des enseignes de restaurations rapides. Ces commentaires auraient rapidement été supprimés. La rédaction d'Imaz Press a souhaité savoir ce qu'il en était. Aucun commentaire n'est plus récent que la semaine précédent le 28 février. Aucun lien avec les événements en Ukraine n'est mentionné.

Google a commencé mardi à supprimer des informations de géolocalisation soumis par les internautes à l’intérieur des frontières de la Russie, de l’Ukraine et de la Biélorussie. La société invoque le principe de prudence en supprimant les nouveaux contenus et en désactivant la mise à jour en temps réel de ses cartes Google Maps. Google répond ainsi aux allégations selon lesquelles ses cartes étaient utilisées pour coordonner l’activité militaire russe en Ukraine et invoque la mise en place de mesures de protection des utilisateurs dans la région.

"Les outils numériques occupent une place très importante dans ce conflit. Ils permettent de renseigner, partager et coordonner les initiatives sur le terrain d’une façon simple et efficace au sein des populations. La messagerie Telegram a pris une ampleur très importante depuis le début de l’invasion permettant à chacun de s’informer de la situation locale. Cependant, il est tout à fait possible de s’infiltrer dans les groupes de communication des adversaires pour se renseigner ou influer sur la communication", intervient Béatrice Ghorra.

"Les accès à Facebook et Twitter sont limités et ce week-end à la télévision et sur les réseaux sociaux russes, des programmes répétant la ligne du gouvernement ont défilé",affirme France Culture dans une émission du 1er mars 2022. Pour contrer les mesures de censures, ou les perturbations internet, les Russes et Ukrainiens utilisent des applications moins connues en Occident et qui ne nécessitent pas de connexions internet.

Konbini a repertorié ces subterfuges. Zello, par exemple, est une application qui, à la manière d'un talkie-walkie, permet d'envoyer des messages vocaux en direct. Bridgefy est une messagerie qui fonctionne uniquement grâce au Bluetooth. Il existe également les messageries chiffrées tels que Signal, Telegram, WhatsApp qui permettent d’échanger en groupe. Maps.me est une carte de l'Ukraine répertoriant plus de 27.000 villes et s'utilise même hors ligne.

- Les attaques numériques restent "conventionnelles" et cela surprend -

"Il est possible de dire que la guerre numérique a débuté avant l’invasion de l’Ukraine. Des attaques ont été constatées en janvier voire même en décembre. Nous avions alors les prémices de cette guerre, mais aucune information ne permettait de corréler l’action numérique et la mise en œuvre de manœuvres militaires sur le terrain", indique l'enseignante à l'école de Guerre Économique



 

Les armes numériques sont des outils complémentaires aux armes conventionnelles. Leur usage doit servir à atteindre un objectif précis, couplées à des opérations offensives, elles peuvent accélérer ou amplifier une action militaire. Parmi ces armes, on retrouve les attaques par déni de service. Rapides, efficaces et peu coûteuses, elles permettent de rendre temporairement hors service des serveurs. On trouve ensuite les "malwares", des logiciels malveillants. Plus onéreux, ils sont déployés pour des actions plus longues. Il s’agit notamment de s’infiltrer dans un système d’information, d’en exfiltrer des données voire de les détruire. "Je pense que ce type d’outil est déjà utilisé dans les deux camps" estime Béatrice Ghorra.

"Les spécialistes s'attendaient à une déferlante de menaces numériques et une escalade d’attaques coordonnées avec des actions sur le terrain. Pourtant, la réalité est toute autre et ce calme relatif est surprenant. Il ne faut pas se méprendre, nous observons des attaques mais rien qui nuise aux infrastructures vitales par exemple. C’est en cela que c’est surprenant.  Maintenant que le conflit est médiatisé et visible, toute attaque numérique sera automatiquement attribuée à la Russie, qu’elle en soit à l’origine ou non. Cela pourrait expliquer la prudence dans l’usage de ces outils à ce stade ", éclaire l’enseignante.


 

"Les tactiques de riposte observées répondent proportionnellement à la menace et se focalisent sur la désinformation. Nous observons ainsi des campagnes de hameçonnage, d’effacements de sites web et des mises hors ligne de certains sites gouvernementaux", commente Béatrice Ghorra. " Il parait évident que l’Ukraine s’est préparée à faire face à d’éventuelles attaques visant à détruire ses systèmes d’information. Elle a ainsi mis en place des plans lui permettant de sauvegarder ses données les plus critiques et d’autodétruire ses propres serveurs pour dévier à l’attaque. Cette préparation est très intéressante", ajoute l’enseignante.

- Une mobilisation de hacker d'une envergure tout à fait inédite -

"Nous avons une idée globale de la puissance russe en termes de ressources et de capacités numériques. Depuis 2017, l’Ukraine est le terrain de jeu de la Russie. Cette dernière s’appuie sur une armée d’informaticiens et de développeurs très pointus dans leurs domaines et n’hésite pas à faire appel à des groupes de mercenaires affiliés indirectement aux services du gouvernement russe. Ces groupes jouissent d’infrastructures informatiques dans le monde leur permettant d’y initier leurs attaques. La Russie se classe dans le top 5 des pays avec la Chine possédant des compétences informatiques et techniques pour ce genre d’offensives", avertit Béatrice Ghorra.


"48 heures après le début de la guerre, le vice Premier ministre a demandé à la communauté internationale une mobilisation afin de créer une "Armée numérique". Ainsi, des personnes du monde entier se sont ralliées à cette cause afin de protéger la population. Ces personnes ne le font pas au nom de leur propre pays, mais bien de leur volonté individuelle et sous l’étendard ukrainien. C’est pour cela qu'Emmanuel Macron précise bien "nous ne sommes pas en guerre".

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"Les prises de position et la mobilisation dans cette guerre numérique sont tout à fait innovantes. En terme de volumétrie, c’est assez important. On a vu énormément de "white hacker" émerger et prendre position. Ces "white hackers" qui trouvent habituellement des informations et ne les diffusent qu’au sein de milieux spécialisés, les partagent du jour au lendemain au grand public. C’est une envergure tout à fait inédite", déclare, surprise, l'enseignante en École de Guerre de Économique.

"Ce qu’il se passe reste "soft", je pèse mes mots bien sûr", nuance Béatrice Ghorra. "Disons que cela reste conventionnel, les attaques ne sont pas plus destructrices que dans un contexte hors-guerre. Les forces et les conséquences de ces cyberattaques n’ont pas engendré de pertes humaines" estime-t-elle.

"Il faut rester vigilant" indique cependant l'enseignante. "Aujourd’hui, nous sommes dans une posture de préparation et de défense. Nous devons d’ores et déjà être dans une posture pro-active et défensive. Il faut analyser les cibles qui peuvent être touchées (les télécoms, les infrastructures, les organismes publics, les banques, les hôpitaux…) et se montrer prêt à agir en cas d’attaque, mais surtout, ne plus être dans l’attente. Il faut se dire que nous sommes déjà en situation de crise", poursuit-elle.

"Pour le moment, pas de nouvelle arme technologique n'a été utilisée ou créée à notre connaissance. La guerre numérique poursuit son chemin en parallèle de la guerre conventionnelle mais il faut s’attendre à ce qu’elle atteigne un niveau supérieur dans les mois à venir. Pour le moment, les États font tout pour éviter de créer un chaos à travers l’usage offensif des armes numériques. Nous ne sommes pas encore préparés à une guerre d’une telle ampleur", averti Bétarice Ghorra.

mc/www.ipreunion.com / redac@ipreunion.com

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1 Commentaires
CHABAN
CHABAN
2 ans

Vous trouverez que la propagande russe = la propagande ukrainienne '