Tribune libre de Françoise Vergès

Au nom des tiens

  • Publié le 22 août 2013 à 12:00

Jacques, tu n'aimais, comme nous tous, ni la niaiserie, ni la mièvrerie, ni l'étalage des sentiments, ni le désir de faire pitié. Tu avais tout cela en horreur. Nous avons été rassurés d'apprendre que tu as fini ta vie auprès d'une personne qui t'étais chère et qui t'aimais ; que jusque bout, tu as été entouré d'amour.

Nous garderons de toi le souvenir d’un homme affectueux, généreux, plein d’humour, et soucieux de chacun de nous. Aussi loin qu’il nous en souvienne, tu étais là, présent.

Il nous est impossible de te dissocier de ton frère Paul, ton jumeau, ton autre, notre père. Vous voir tous les deux, incroyablement complices, incroyablement proches, nous a fait comprendre que quelque chose qui n’appartenait qu’à vous, exclusivement à vous, vous liait. Vous entendre discuter, et surtout rire de tout, un rire qui n’était pas cynique mais éducateur et libérateur, fut un enseignement sur la condition humaine, sur la fragilité et la contradiction des sentiments, sur la dimension tragique de la vie. Et s’il est une chose que tous tes adversaires vous reconnaissent, c’est votre courage. Ton courage, tu l’as plus que souvent démontré déjà très jeune.

Pas un dîner ou un déjeuner avec toi sans des rires. Tu n’as jamais cessé d’avoir La Réunion au cœur, tu te souvenais de chacun, tu demandais des nouvelles, tu aimais le piment, le rougay, le cari ; tu avais des souvenirs précis de ton enfance réunionnaise, de ton père, de l’île. Tu es, à plusieurs reprises, revenu défendre des Réunionnais, assister aux évènements familiaux.

Tu as fait entrer, et de manière intime, l’Algérie dans nos vies, non seulement par accord avec les combats du peuple algérien pour son indépendance, mais aussi par amour pour ce pays si divers et si complexe.

S’il est une chose que tu nous a enseignée et qui nous a été toujours très précieuse, c’est que le domaine moral et le domaine judiciaire ne peuvent être confondus. Un acte peut être moralement condamnable, mais dès lors que celui qui l’a accompli tombe sous le coup de la loi, cet être a droit à une défense, et si possible de talent. Si nous n’acceptons pas que l’assassin, le violeur, le meurtrier d’enfant, ou la crapule, aient droit à un procès équitable, alors nous acceptons qu’il n’y ait pas de justice et que la loi du plus fort règne. Et de même, nous devons accepter que ce qui fut regardé comme légitime puisse ne plus l’être, et que ce qui fut accepté comme naturel devienne un crime. Que le domaine moral lui-même n’est pas figé, et qu’il relève souvent de l’ordre des puissants.

Tu nous as fait comprendre qu’il faut se battre contre des systèmes qui fabriquent des hommes " superflus ", qui ne " comptent " pas—les gueux, les réprouvés, les rebelles, les insurgés, les apatrides, les sans noms et les sans voix—et que la première étape dans la fabrication d’hommes superflus consiste à tuer en l’homme la personne juridique. Et nous avons alors trouvé notre propre voix.

En guise d’adieu, je lirai un extrait d’un poème de Baudelaire dont tu avais choisi le premier vers pour un de tes ouvrages :

J'AI PLUS DE SOUVENIRS QUE SI J'AVAIS MILLE ANS.

Un gros meuble à tiroirs encombrés de bilans,

De vers, de billets doux, de procès, de romances,

Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances,

Cache moins de secrets que mon triste cerveau.

 

C'est une pyramide, un immense caveau,

Qui contient plus de morts que la fosse commune.

 

Je suis un cimetière abhorré de la lune,

Où comme des remords se traînent de longs vers

Qui s'acharnent toujours sur mes morts les plus chers.

 …….
Désormais tu n'es plus, ô matière vivante !

Qu'un granit entouré d'une vague épouvante,

Assoupi dans le fond d'un Saharah brumeux ;

Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux,

Oublié sur la carte, et dont l'humeur farouche

Ne chante qu'aux rayons du soleil qui se couche.

Adieu, adieu, très cher Jacques, repose en paix

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