Tribune libre d'un militant du Parti de Gauche

Les enfants du BUMIDOM : victimes de la 5ème République ?

  • Publié le 1 mars 2014 à 09:00

Le vote de la loi reconnaissant la responsabilité de la République Française dans l'exil forcé des enfants réunionnais de la Creuse, présentée par la députée socialiste Ericka Bareigts et adoptée à l'Assemblée Nationale, a réveillé les vieux démons de la droite métropolitaine et mis dans l'embarras la droite locale.

Criant à la remise en cause de Michel Debré, père de la Constitution de la 5ème République, les députés UMP et UDI ont voté contre ce texte de loi au mépris des valeurs humanistes fondamentales et à contresens de l’Histoire. Bien que rien dans ce texte ne mette en cause directement Michel Debré, ils n’en ont pas moins conclu, à juste titre, que reconnaître la responsabilité de l’Etat dans cette affaire c’était reconnaître, in fine, la responsabilité personnelle de celui qui a pensé, organisé, légitimé cette entreprise coloniale en plein cœur des années 60. Et cela leur suffit pour rejeter une loi juste qui vient apaiser la douleur et le sentiment d’injustice des familles concernées. Une loi qui réconcilie, du moins est-ce un début, la République Française avec une partie de la population réunionnaise qui a toujours le sentiment d’être traitée comme des citoyens de seconde zone par les institutions de son propre pays.

Précisons d’emblée qu’il n’y a pas chez moi d’antigaullisme primaire. Au contraire, en ces temps où les gouvernants de notre pays sont plus atlantistes que jamais et se comportent en véritables laquais des Etats-Unis, bafouant au passage la souveraineté du peuple français, nous ne pouvons que regretter la politique internationale du Général, à l’exception de sa politique africaine marquée du sceau du paternalisme et du néocolonialisme. Il en est tout autrement pour sa politique intérieure que ce soit au niveau économique, social ou institutionnel. Précisons également qu’il n’est pas dans mon intention d’instrumentaliser ou de généraliser des histoires personnelles douloureuses, toutes singulières, qui doivent être respectées et comprises avec le plus d’empathie possible, sans jugement aucun. Je ne connais pas tous les Réunionnais ayant été victimes du BUMIDOM, je n’ai moi-même pas vécu cet exil forcé, pour ne pas dire cette déportation, qui a profondément marqué ces familles et au-delà l’inconscient collectif réunionnais. Mais il s’avère, par les hasards de la vie, que cette histoire est devenue un peu la mienne. C’est la raison pour laquelle, sur un sujet aussi sensible, je me sens autorisé à prendre la plume et à dire ce que j’ai sur le cœur et la conscience.

Il n’entre pas dans mon propos d’analyser l’ensemble de l’action de Michel Debré, d’autres l’ont déjà fait avant moi, ni de réveiller des vieux débats qui n’ont plus lieu d’être. Cependant l’on ne peut être que surpris par la teneur de certains arguments avancés par ses zélateurs contemporains. Le bilan de Debré serait positif car il aurait construit des routes, des hôpitaux et des écoles… Comment ne pas être choqué par un tel argumentaire qui relève de la plus pure propagande coloniale ? Ce sont les mêmes mots qu’utilisaient les grands colons en Algérie pour justifier leur politique coloniale, ségrégationniste et répressive qui considérait les Arabes comme des citoyens de seconde zone. Ce sont les mêmes mots utilisés par les tenants de la Françafrique pour légitimer  leur exploitation des Africains et le pillage des ressources premières : " Oui, mais on leur construit des ponts, des routes, des hôpitaux ". Comme si le fait de construire des infrastructures, qui ne profitent bien souvent qu’aux oligarchies en place, justifiait le sang et les larmes versées par des millions d’être humains au nom de la démocratie et des droits de l’homme ! Il est vrai que la situation à La Réunion n’était pas tout à fait la même car il n’y avait rien chez nous qui soit susceptible d’être pillé. On peut donc penser que l’effort structurel mis en place par M.Debré lors de son arrivée dans l’île relevait d’une politique éclairée. C’était sans compter sur l’autre aspect de sa politique : un paternalisme assumé et un anticommunisme primaire.

D’abord mis en place dans une logique de repeuplement de la Creuse par des enfants réunionnais orphelins ou abandonnés à qui il était promis un avenir meilleur, la politique du BUMIDOM a très vite montré un tout autre visage : rafles dans les Hauts avec la fameuse 4L, vol d’enfants placés, substitution d’identité… Tout l’arsenal colonial y est passé, en plein cœur des années 60 ! Et cela pour, dans la plupart des cas, servir de main d’œuvre corvéable à merci. Quelles justifications peut-on trouver à une politique aussi inhumaine, et aussi contraire au droit, qui considère les Réunionnais comme des sujets d’empire alors même qu’elle était faite au nom de la départementalisation ? Ne nous y trompons pas : la droite métropolitaine n’est départementaliste que pour des raisons géopolitiques et stratégiques, certainement pas pour l’égalité réelle entre les citoyens métropolitains et réunionnais. Elle a toujours considéré La Réunion comme française mais certainement pas les Réunionnais comme des Français à part entière. C’est en ce sens qu’il faut comprendre le vote des députés UMP et UDI à l’Assemblée Nationale. Imaginons un instant que cela soit arrivé à des enfants bretons, normands, basques ou alsaciens : jamais l’UMP et l’UDI n’auraient voté contre ce texte ! Cette politique du " deux poids, deux mesures " est à l’œuvre dans chacune des décisions prises par la droite métropolitaine. La droite locale, pourtant opposée dans le fond à ces positions néocoloniales à de rares exceptions près, avale ces couleuvres depuis trop longtemps sans rien dire.

La raison est certainement à chercher du côté de l’anticommunisme primaire qui règne encore dans ses rangs. Que l’on veuille bien se rappeler cette phrase remplie d’humanisme et d’intelligence de Jean-Louis Debré, ancien Ministre de l’Intérieur et actuel Président du Conseil Constitutionnel : "Il faut parquer les derniers communistes à la Plaine des Cafres"  ! La décision de son père Michel Debré, pourtant encensé pour ses réalisations infrastructurelles, de tuer le chemin de fer à La Réunion en est l’illustration parfaite. Aucune justification économique et stratégique rationnelle ne peut expliquer cette décision qui a grandement retardé le développement économique de La Réunion, et le retarde encore. Joyau de l’industrie et du savoir faire réunionnais (doit-on rappeler que le pont de la Rivière de l’Est était le plus grand du monde à l’époque de sa construction), le chemin de fer a fortement marqué l’histoire de notre île depuis la fin du 19ème siècle jusqu’à sa fermeture définitive en 1976. Bastion des luttes syndicales et politiques qui ont permis à l’île d’obtenir le progrès social et la fin de la colonie, il a été justement fermé pour cette raison. C’est une décision purement idéologique. A une époque où le pouvoir central craignait par-dessus tout que La Réunion bascule du côté des communistes, qui réclamaient l’autonomie et non l’indépendance, il est apparu comme nécessaire de casser le chemin de fer et les cheminots qui, ici comme ailleurs, représentaient la plus grande menace pour la bourgeoisie et ses relais politiques. On peut constater que cette politique a parfaitement fonctionné : les Réunionnais ne connaissent même plus leur héritage militant et progressiste, à de rares exceptions près. De plus cette fermeture a permis à l’ensemble du lobby automobile et pétrolier, arrivé dans les valises de Debré, de s’implanter en force sur l’île. On en voit aujourd’hui les conséquences funestes : coma circulatoire, politique du tout-automobile, absence de transports alternatifs, toute puissance de la SRPP, prise en otage de la population par les transporteurs… la liste est longue et non exhaustive. Le fondement idéologique de cette décision, à savoir un anticommunisme viscéral et une proximité avec les milieux d’affaire, est parfaitement résumé par cette citation du Général De Gaulle : " Je n’aime pas les communistes parce qu’ils sont communistes, je n’aime pas les socialistes parce qu’ils sont socialistes et je n’aime pas les miens (sous entendu la droite, Ndlr) parce qu’ils aiment trop l’argent ". Contrairement aux siens comme il le dit, le Général De Gaulle a toujours eu le mérite de la franchise.

En 2014, à l’heure où la 5ème République agonisante laisse La Réunion aux mains des profiteurs de tous bords, il est quand même anachronique de voir des élus de la République voter contre un tel texte, au seul motif qu’il remet en cause indirectement M. Michel Debré. Mais peut-être est-ce justement son statut de père de la Constitution de 1958 qui empêche toute remise en cause de son action, quelle qu’elle soit ? Cette 5ème République, tentative de monarchie républicaine, pour reprendre l’expression même du Général, constitue une plaie ouverte dans le cœur de chaque républicain digne de ce nom et bafoue les principes même de la séparation des pouvoirs : un pouvoir judiciaire aux ordres à travers la soumission du parquet au pouvoir exécutif, un pouvoir législatif d’une faiblesse sans nom qui se contente d’enregistrer les projets de loi du gouvernement sans avoir son mot à dire (le terme de parlement godillot étant parfaitement adapté à la situation). Montesquieu doit se retourner dans sa tombe en voyant cela ! Sans parler du quatrième pouvoir médiatique entièrement aux mains de l’oligarchie. A commencer par les marchands d’armes Lagardère et Dassault, propriétaires des deux plus grands groupes français dans ce secteur, ce qui constitue une spécificité française parmi tous les pays occidentaux. Pour mieux comprendre les circonstances historiques ayant permis une telle forfaiture, laissons la parole à celui qui, ironie de l’Histoire, restera comme le Président ayant eu la plus longue longévité à la tête de cette 5ème République, François Mitterrand, qui déclarait sur les bancs de l’Assemblée Nationale le 1er Juin 1958, jour même du coup d’état : "Lorsque, le 10 septembre 1944, le général de Gaulle s’est présenté devant l’Assemblée consultative issue des combats de l’extérieur ou de la Résistance, il avait auprès de lui deux compagnons qui s’appelaient l’honneur et la patrie. Ses compagnons d’aujourd’hui, qu’il n’a sans doute pas choisis mais qui l’ont suivi jusqu’ici, se nomment le coup de force et la sédition. " La présence du général de Gaulle signifie, même malgré lui, que désormais les minorités violentes pourront impunément et victorieusement partir à l’assaut de la démocratie.

Les enfants du BUMIDOM, les cheminots réunionnais, les classes populaires et moyennes ainsi que l’ensemble des forces progressistes, démocratiques et républicaines ont été et sont toujours les victimes de cette 5ème République et de l’oligarchie qui la compose. Ces grands bourgeois ont impitoyablement sacrifié les principes fondamentaux de la démocratie à leurs intérêts particuliers et aux forces de l’argent. Que l’on songe seulement au résultat du référendum (instrument suprême de la souveraineté populaire) sur le traité européen en 2005, rejeté majoritairement par le peuple français et ratifié par la voie parlementaire avec les votes de la droite, du centre et d’une grande partie du PS ! L’Histoire s’en souviendra comme un v(i)ol démocratique sans équivalent ! Seule la 6ème République, à travers un processus constituant comme notre pays en a déjà connu par le passé, portée par des citoyens conscients et éclairés, sera en mesure de redonner au peuple sa place, pleine et entière, dans les processus de décision qui nous concernent tous. Seule la 6ème République, démocratique et populaire, pourra préserver les plus faibles d’entre nous des abus des puissants et de l’injustice d’un système qui n’a plus qu’une devise : faible avec les forts, fort avec les faibles !

Perceval Gaillard
Militant du Parti de Gauche à La Réunion

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