Tribune libre de Prosper Eve, professeur d'histoire moderne

A propos de Mahé

  • Publié le 20 juin 2020 à 07:47
  • Actualisé le 20 juin 2020 à 08:03

L'Histoire sert à présenter des événements passés à des époques précises, à transmettre aux nouvelles générations ce qui a été conservé comme mémoire de ces événements passés. Le propre des événements historiques est d'être des expériences que l'historien doit réactualiser ou revivre en pensée en passant par l'interprétation de documents. Le travail de l'historien consiste selon la belle expression de Humboldt à "rendre visible" un passé en donnant une unité rétrospective à ce qui n'a jamais existé que sous forme d'une irréductible diversité de vécus bien souvent confus de surcroît.

Comme le propre de sa construction, c’est d’être en quête d’un sens qui ne saurait être saisi immédiatement, son travail est une interprétation des traces laissées par le passé. Leur connaissance est utile pour que les sociétés au fil du temps avancent et se détournent  des erreurs commises dans le passé, car la culture historique est au service de la vie. Il a été souvent répété qu’un peuple doit connaître son histoire pour pouvoir penser sereinement son avenir et bâtir une société toujours juste, plus fraternelle, plus solidaire et plus harmonieuse. 

Autrement dit, l’historien établit un pont entre le passé et le présent.

L’historien présente les événements passés, il les sort du néant, de l’oubli, mais il n’est pas un juge, car l’histoire n’est pas un tribunal, l’histoire est une école de tolérance et non une école de distributions de bons points, de règlements de comptes. L’historien est de son temps, il est pétri des idées de son temps.

Dès lors, il doit éviter l’écueil de l’anachronisme en faisant l’effort de se replacer constamment dans le contexte de l’époque de son sujet d’étude. Son action consiste toujours à reconstituer un puzzle, tout en sachant qu’il ne peut être qu’incomplet et  imparfait, tout simplement parce qu’il ne peut jamais disposer de toutes les sources nécessaires pour présenter la réalité dans sa globalité. L’historien est tributaire et dépendant de ses sources, il ne peut strictement rien écrire sans elles.

Compte tenu du manque flagrant de sources, toutes les sociétés ont le devoir de conserver précieusement les traces – qu’elles soient manuscrites, iconographiques, numismatiques, orales … - qui permettent à l’historien de mener sa tâche à son terme. Comme il fournit à ses contemporains des informations sur le passé,  il remplit envers eux un devoir de mémoire. 

S’il a pu être dit pour les sociétés où l’oralité occupe une place majeure, qu’un vieillard qui meurt est une bibliothèque qui disparaît,  la perte de tous les autres types de sources, dans toutes les sociétés, complique la tâche de l’historien. Elle lui est fatale, car elle ne lui permet pas d’éclaircir certains questionnements. Il est impérieux de conserver les sources pour que les faits passés puissent être réactualisés le mieux possible par l’historien. Tout bien patrimonial – peinture, sculpture, architecture - qui représente une source, peut aider  l’historien dans sa tâche.

L’être humain étant imparfait, il est vain de rechercher des êtres parfaits dans les sociétés à toutes les époques historiques : antique, médiévale, moderne ou contemporaine. De tous temps, et dans toutes les sociétés, certains ont mené  un combat pour éviter de commettre des excès, mais d’autres les ont commis en étant convaincus que leur manière de penser et d’agir étaient justes parce qu’ils étaient en adéquation avec les canons de leur temps.   

L’évocation d’une question historique devient problématique, lorsque la trace a été sciemment éliminée.  L’histoire est. Et elle est,  ce qu’elle est. Les événements historiques sont têtus, ils sont là, ils ont existé, par conséquent,  tous méritent d’être étudiés. Les nier c’est freiner les évolutions et se condamner à perpétuer des erreurs.

Il ne peut exister de sujet tabou. Les faits les plus abominables comme les faits les plus glorieux doivent trouver leur historien.

Les crimes, les vols, les guerres, les découvertes scientifiques, les créations artistiques sont des sujets dignes d’intérêt. Il en est de même des saints, des victimes, des héros et des malfrats, des bourreaux, des traîtres comme Figaro, des intellectuels, des scientifiques et des prolétaires. Mais pour pouvoir les aborder, l’historien doit disposer de traces. Le rôle de l’historien par son analyse et sa critique est de présenter tout événement avec la même rigueur, en utilisant toutes les sources, sans en cacher ou en éliminer certaines, sans les saucissonner  pour justifier une conclusion établie avant le début de ses travaux.

La Réunion ayant été colonisée définitivement à partir du XVIIème siècle,  son histoire est jeune. Force est de constater qu’elle a gardé peu de traces de l’époque de l’esclavage, notamment les instruments de tortures - chaînes, colliers, menottes, bloc. Si elle se retrouve dans cette situation, sans ces traces, c’est bien parce qu’elles ont été sciemment éliminées, dans le but d’accréditer la thèse de la douceur de l’esclavage sous les cieux réunionnais.

Ceux qui ont commis ces forfaits ne peuvent être classés dans la catégorie des défenseurs de  la cause de l’histoire. La Réunion ne peut s’offrir le luxe de détruire aujourd’hui les traces qui permettent de parler de ceux qui ont cautionné l’esclavage, système inique d’exploitation de l’être humain par l’être humain, qui ont débordé d’imagination pour persécuter et châtier les esclaves qui se sont mis en marronnage pour recouvrer leur liberté, pour faire respecter leur dignité d’être humain, et qui n’ont guère milité pour son abolition.

En ce début du XXIème siècle, La Réunion ne doit pas se distinguer par le massacre de biens patrimoniaux, pour faire table rase du passé, et pour faire croire que l’histoire de l’île a été un long fleuve tranquille, que tout s’est passé comme dans le meilleur des mondes. 

Ceux qui ailleurs considèrent que cette politique est salutaire ont le droit de raisonner ainsi et d’agir en conséquence. Il faut rappeler que certains n’ont pas attendu 2020 pour contester la présence de Colbert dans les grands édifices nationaux en France hexagonale. Il s’agit d’un vieux combat qui trouve son point d’orgue en cette année 2020.

Cependant, La Réunion doit suivre les leçons de ses aînés, qui ont accepté de supporter l’histoire même la plus insupportable, car l’histoire est l’histoire, elle ne peut se grandir en suivant les autres en simple mouton de Panurge en ne tenant aucun compte de son identité remarquable.

Elle ne doit jamais oublier que le 20 décembre 1848, l’île n’a pas été mise à feu et à sang, par ceux qui ont subi le système le plus abject de son histoire.  Au contraire, elle doit apprendre son histoire pour faire corps avec elle, s’accepter telle qu’elle est, sans ajouter des enluminures ou des fioritures.

Prosper Eve

Professeur d'histoire moderne, président de l'association historique internationale de l'océan Indien

Lire aussi : Déboulonner les statues, c'est bien, apprendre la vraie Histoire, c'est mieux

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1 Commentaires
P-M M
P-M M
3 ans

Une statue est un en général document historique de peu d'intérêt. Elle n'offre guère d'éléments au sujet du personnage représenté et ne témoigne que de la volonté de quelques souscripteurs, pas forcément représentatifs, d'honorer quelqu'un. Sa présence dans l'espace public peut être le signe d'un accord avec l'idéologie ou le récit officiel, et dans ce cas le monument témoignerait de l'époque qui l'a produit. Mais les renseignements relatifs à sa construction figurent dans des registres avec davantage de précision que sur l'oeuvre elle-même. S'agissant de La Bourdonnais on connait les dates du premier projet, son interruption avec la Seconde République, sa reprise quand le président s'empare de l'autorité. Au mieux ces oeuvres sont utiles en histoire de l'art, pour le style, mais quand il s'agit de commandes la créativité est souvent limitée. La destruction de statues ne masque la réalité que lorsqu'elle devient systématique, comme dans l'Empire romain sous Constantin ou avec l'Islamisation dès les premiers califes.Il n'est donc pas obligatoire de protester contre le déboulonnage d'une statue particulière au nom de la science historique. Beaucoup d'historiens sont eux-mêmes portés, dans leur recherches, par une volonté de Â" déboulonner Â" à leur manière, avec des mots et des faits, ou, à l'inverse, de réhabiliter. Peu ont protesté lorsqu'après la Seconde Guerre mondiale on aurait pu reconstruire les nombreuses statues françaises enlevées à la suite du décret du 11 octobre 1941 et la plupart des piédestaux demeurent vides aujourd'hui. Pas de cris non plus, si ce n'est de quelques disciples, lors du dynamitage de la statue du Mandarom à Castellane, quelques mois après le massacre des Bouddhas de Bâmiyân par l'armée des Talibans afghans, ni lors de l'enlèvement de la statue de Pétain à Vichy (2014) ou de celle de Jean-Paul II à PloÃ"rmel (2018, suite à une décision du Conseil d'État quelques mois plus tÃ't), transférée dans un espace religieux privé.Le fait historique actuel c'est le déboulonnage, épisode d'une lente lutte pour la reconnaissance de ce que furent l'esclavage et la colonisation, marque d'une exigence de dignité et de respect pour ceux dont les ancêtres en ont été victimes et qui continuent à payer sous diverses formes les conséquences de cette mise en infériorité. Ce n'est pas le simple témoignage d'un inconfort moral au contact d'éléments évocateurs de souffrance, comme notre époque exigeante en présente souvent - parfois de façon intéressée. Le déboulonnage est un objet historique particulier qui a un sens politique, comparable peut-être au fait de brÃ"ler des drapeaux, des effigies ou des rois de carnaval lorsqu'il est populaire. Mais, le plus souvent, il est le fait du pouvoir.Les témoignages de ces déboulonnages existent, même si on reconstruit la statue plus tard, comme le montrent les photographies de la colonne VendÃ'me abattue par des Parisiens sous la Commune et refaite, surmontée d'un nouveau Napoléon (dix millions de victimes), par le pouvoir Â" versaillais Â", deux ans plus tard. En déboulonnant ou en changeant les noms de rues et d'établissements, le pouvoir politique - à l'échelle nationale ou locale - ou, inversement, des personnes privées plus ou moins insurgées commettent un acte transformateur qui répond à celui d'honorer des personnes contestables. Maintenir, par principe conservateur, les noms et les statues, peut alors apparaître comme le choix de l'ordre et le refus d'écouter les souffrances d'autrui.