Y a-t-il "150 milliards d'euros" de réserves disponibles pour le système de retraites?

  • Publié le 5 octobre 2021 à 16:08

Numéro 2 de La France insoumise (LFI), le député Adrien Quatennens récuse toute urgence financière à réformer les retraites au motif que le système disposerait de réserves de "150 milliards d'euros". Ce montant renvoie en réalité aux réserves constituées par le secteur privé et les professions libérales et sur lesquelles les pouvoirs publics n'ont, en l'état de la législation actuelle, aucun contrôle.

Contestée dans la rue et plombée par l'épidémie de Covid, le projet de réforme des retraites de l'exécutif a été abandonné en mars 2020 mais fait à nouveau parler de lui à six mois de la présidentielle. Du sommet de l'Etat en passant par la majorité LREM jusqu'à la droite, plusieurs voix appellent à réformer d'urgence un système qui a reversé 327,9 milliards d’euros de pensions en France en 2020 et accusé, cette année-là, un déficit de 18 milliards d'euros, grevé par l'épidémie mais moins élevé que prévu.

Numéro 2 de La France insoumise, le député Adrien Quatennens récuse, lui, toute urgence réformatrice en assurant notamment que le financement du système n'est pas menacé, du fait de l'existence d'un généreux matelas de réserves.

"Le gouvernement commence par dire: on a un problème de financement des retraites, mais je veux rassurer tout le monde ! Allez-y, respirez un bon coup : non il n’y a pas de problème de financement des retraites imminent, d’autant plus que dans les fonds de réserve qui ont été constitués pour ça il y a 150 milliards d’euros, donc il y a le temps de voir venir", a-t-il assuré mardi 5 octobre sur Public Sénat.

Le responsable insoumis avait déjà avancé le même argument sur Twitter lundi en réponse à Valérie Pécresse, candidate à l'investiture de LR et partisane d'un relèvement urgent de l'âge de départ à la retraite pour "sauver le système".

Si ce montant de 150 milliards de réserves existe bel et bien, il renvoie toutefois à des fonds provenant en très grande partie du secteur privé dans lesquels les pouvoirs publics ne peuvent, en l'état actuel du droit, pas puiser. Le sort de ces réserves a d'ailleurs faisait partie des points de friction du projet de réforme des retraites de l'exécutif, qui prévoyait précisément de fondre tous les régimes dans un seul système universel.

D'où viennent ces 150 milliards?

Cette somme renvoie aux réserves des régimes complémentaires de retraite auxquels sont tenus de cotiser principalement les salariés et cadres du privé (ainsi que leurs entreprises) de même que les professions libérales et indépendantes.

Selon le dernier rapport du Conseil d'orientation des retraites (COR), le montant total de ces réserves s'établissait, au 31 décembre 2020, à 150,8 milliards d'euros, dont plus de la moitié (79,6 milliards) provient de l'Agirc-Arrco qui gère les cotisations des cadres, salariés et de leurs entreprises. L'an dernier, ce pécule a été grignoté de près de 4% par l'épidémie qui a tari les montants des cotisations.

Capture d'écran du rapport du COR de juin 2021

Selon le COR, la Caisse nationale d'assurance-vieillesse (Cnav), la branche de la Sécurité sociale qui gère le régime général des retraites, ne dispose, elle, d'aucune réserve.

Quant à l'Etat, qui gère principalement les retraites des fonctionnaires, il a mis en place en 2001 un Fonds de réserve pour les retraites (FRR), qui était doté de 26,3 milliards d'euros fin 2020. Cet organisme public, qui a pour mission de placer des fonds pour participer au financement des retraites, est mis à contribution chaque année à hauteur de 2,1 milliards d'euros pour financer la dette de la Sécu.

L'Etat peut-il puiser dans cette somme?

De manière purement arithmétique, ces 150 milliards de réserves permettraient donc de financer un déficit annuel de 10 milliards pendant quinze ans. L'Etat aurait donc, comme le dit M. Quatennens, le "temps de voir venir".

Mais ces fonds ne sont toutefois pas à disposition des pouvoirs publics: ils sont majoritairement aux mains d'organismes privés gérés de manière paritaire par les syndicats et les organisations patronales.

"Ce n'est pas une boîte en fer remplie de billets, cachée au fond du jardin dont l'Etat pourrait s'emparer comme cela", indique à l'AFP Frédéric Sève, secrétaire national de la CFDT chargé des retraites. "Les fonds appartiennent aux institutions paritaires qui les gèrent et qui sont des structures privées. Ce ne serait pas impossible de leur prendre des réserves mais ça ne se fait pas un claquement de doigts et il faudrait un véhicule législatif ad hoc. Comme méthode, ce serait par ailleurs un peu soviétique".

La vice-présidente de la CFTC en charge des retraites est plus tranchée encore. "L’Etat n’a pas à venir gérer ces fonds qui sont entièrement privés, rétorque Pascale Coton. C’est comme si l’Etat disait: +aujourd’hui, je vais venir prendre de l’argent d’une entreprise privée+. C’est impossible à moins de trouver un artifice juridique et les partenaires sociaux ne seraient pas du tout d’accord".

Le Medef s'est lui aussi toujours opposé à une telle option. Evoquant fin 2019 dans Libération la constitution d'importantes réserves complémentaires, son patron Geoffroy Roux de Bézieux avait appelé l’Etat à faire de même mais "évidemment sans puiser dans les économies d’autres régimes". "Pourquoi les fourmis devraient-elles financer les cigales ?", s'interrogeait-il.

Interrogé par l'AFP, le cabinet du secrétariat d'Etat chargé des retraites confirme qu'"en l’état du droit, l’Etat n’a (...) pas de fondement pour mobiliser (ces réserves, ndlr) dans l’objectif d’assurer l’équilibre du régime général" et assure qu'une telle stratégie serait, en tout état de cause, à courte vue.

"Les réserves n’ont pas vocation à financer des déficits structurels, mais à absorber des chocs démographiques ou économiques, comme la perte de cotisations durant la crise sanitaire. Les utiliser dans un autre cadre ne constitue donc pas une stratégie viable : dans une dizaine d’années, le système serait toujours en déficit et les réserves auront disparu", argumente le cabinet.

Le très contesté projet de loi sur les retraites, qui ambitionnait de fusionner les 42 régimes de retraite existants, prévoyait bien de créer un fonds de réserve universel mais sans toucher aux fameux 150 milliards.

Ce fonds universel n’avait "pas vocation à absorber les réserves des régimes existants, celles-ci étant destinées à être utilisées pour la profession qui les a accumulées au bénéfice de leurs assurés. Une voie d’utilisation de ces réserves sera d’accompagner la transition pour les générations concernées par la mise en place du système universel", indiquait ainsi l'exécutif dans l'étude d'impact de son projet de loi.

Maître de conférences à Paris 8, l'économiste Gilles Raveaud, qui avait porté cette question des 150 milliards dans les médias fin 2019, reconnaît que l'Etat devrait livrer une "bataille juridique" pour pourvoir puiser dans ces réserves. Mais cet économiste classé à gauche assure que ce chiffre a le mérite de combattre l'idée, selon lui, "profondément fausse" selon laquelle "le système des retraites serait défaillant" et financièrement à bout de souffle.

Dans son programme de 2017, le candidat Macron assurait d'ailleurs que "le problème des retraites n’est plus un problème financier" . En 2019, selon le COR, le système de retraite était d'ailleurs "quasiment à l’équilibre" avec un besoin de financement de l’ordre de 1 milliard d’euros.

Dans son rapport de 2021, le COR a réévalué ce "besoin de financement" à 7 et 10 milliards d'euros par an, comme le rapportait l'AFP. A plus long terme, le retour à l'équilibre financier reste envisagé "vers le milieu des années 2030" dans le meilleur des cas, si l'Etat prend à sa charge une part plus importante des dépenses.

Maître de conférences en économie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Michaël Zemmour assure, lui, que ces réserves complémentaires, même si elles appartiennent au privé, peuvent très bien être prises en compte dans une réflexion globale sur le système de retraite.

"Quand on dit: +notre système n’est pas à l’équilibre+, on fait un grand mélange Etat, Sécu, et régimes complémentaires et on crée la fiction d'un compte consolidé qui n'existe pas dans la réalité, assure cet économiste. Ce n’est donc pas absurde de regarder les réserves dans leur ensemble, y compris celle du privé".



Jérémy Tordjman
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