La pauvreté a baissé en 2019 en France ? Les limites du satisfecit d'Olivier Véran

  • Publié le 8 octobre 2021 à 14:56

Citant une étude de l'Insee, le ministre de la Santé Olivier Véran affirme que l'année 2019 a vu les revenus augmenter et la pauvreté diminuer, illustrant l'efficacité de la stratégie gouvernementale. Si le niveau de vie a effectivement augmenté cette année-là, en partie grâce aux mesures d'urgence prises en réponse aux "gilets jaunes", d'autres indicateurs officiels dessinent une évolution de la pauvreté bien plus contrastée.

Officiellement, Emmanuel Macron n'est pas (encore) candidat à sa réélection, mais la bataille autour de son bilan social bat déjà son plein. Aux attaques venant de la gauche contre "le président des riches", l'exécutif et la majorité ne manquent pas de répliquer en vantant ses succès supposés sur la baisse du chômage ou le pouvoir d'achat.

Ministre de la Santé et des Solidarités, Olivier Véran s'est ainsi saisi sur Twitter d'une récente étude de l'Insee pour décréter qu'elle "confirmait" la réussite de la stratégie gouvernementale, dès 2019, sur le front du niveau de vie et de la pauvreté.

Si l'étude mentionnée par le ministre fait bien état d'un fort rebond des revenus cette année-là, la réalité statistique est bien plus contrastée sur la pauvreté : les chiffres révèlent une forme de rattrapage après une année 2018 en berne tandis qu'une autre étude récente de l'Insee fait état d'une stagnation voire d'une dégradation de certains indicateurs en 2019.

Plus généralement, s'en tenir à un seul indicateur pour évaluer un phénomène aussi complexe que la pauvreté peut être "réducteur", observe Julie Labarthe, cheffe de la division revenus et patrimoine des ménages à l'Insee et coordonnatrice de l'étude citée par Olivier Véran.

Hausse des revenus et effet "gilets jaunes"

Publiée le 5 octobre par l'Insee, cette étude fait effectivement état d'une forte hausse (+2,6%) du "niveau de vie médian" en 2019, qui s'est alors établi à 22.040 euros annuels en métropole.

Concrètement, ce montant -- qui représente la somme des revenus d'un ménage retranchés des impôts dont il doit s'acquitter -- sépare donc la population en deux parts égales: il y a autant de ménages en dessous qu'au-dessus de ce seuil.

Cet indicateur "médian" permet notamment d'éviter l'écueil d'une simple moyenne qui peut, elle, être tirée vers le haut par la seule progression des hauts revenus.

Selon l'étude, ce niveau de vie médian n'avait pas connu pareille progression "depuis 2001" et a été en partie tiré vers le haut par la progression des salaires et de mesures relevant d'une "stratégie" gouvernementale, notamment la suppression des cotisations salariales d'assurance-chômage sur les salaires, promise par le candidat Macron et officialisée en juillet 2017.

Toutefois, une partie de cette hausse s'explique aussi par des mesures qui se sont imposées à l'exécutif. La fin de l'année 2018 a ainsi vu l'éclosion du mouvement des "gilets jaunes" dont les premières mobilisations massives vont contraindre Emmanuel Macron à prendre des mesures d'urgence en décembre 2018 : hausse de la prime d'activité, exonération de la hausse de la CSG au profit de retraités, prime exceptionnelle versée par les entreprises et exonérée de cotisations et d'impôts, défiscalisation des heures supplémentaires.

Manifestation le 17 novembre 2018 à Paris, lors de "l'acte I" des "gilets jaunes". ( AFP / STEPHANE DE SAKUTIN)

Cet arsenal de mesures, dont certaines n'étaient pas prévues dans le programme du candidat Macron, a joué un rôle dans la hausse du niveau de vie, indique l'Insee. "En 2019, les évolutions des indicateurs de niveau de vie et de pauvreté monétaire traduisent en partie la mise en oeuvre des mesures d’urgence économique et sociale, votées fin 2018 pour répondre au mouvement social des Gilets jaunes", résume sobrement l'étude.

Difficile toutefois de déterminer quel poids précis ont eu ces mesures. "C’est difficile d’évaluer précisément la part de la hausse des revenus attribuable aux mesures prises en réponse à la crise des "gilets jaunes", convient Julie Labarthe, interrogée par l'AFP. On observe un dynamisme important des salaires en 2019, en partie lié à la baisse des cotisations chômage mais aussi à la prime exceptionnelle de pouvoir d’achat et à l’exonération fiscale et sociale des heures supplémentaires, sans qu’on puisse apprécier précisément l’impact de chaque mesure".

La pauvreté en baisse ?

A l'appui de la conclusion tirée par Olivier Véran, l'étude de l'Insee indique que "le taux de pauvreté monétaire" a effectivement fléchi en 2019 de 0,2 point, à 14,6%.

Concrètement, cela signifie que 14,6% de la population --soit 9,24 millions de personnes-- vivaient en 2019 en dessous du seuil de "pauvreté monétaire" qui est fixé à 60% du niveau médian que nous évoquions plus haut.

Ce seuil s'est établi à 1.102 euros par mois en 2019 et la baisse de 0,2% signifie qu'il y avait 83.000 personnes en moins qui vivaient en dessous de ce niveau symbolique, comparé à 2018.

La même étude de l'Insee montre toutefois que ce taux avait gagné 0,7 point, à 14,8%, entre 2017 -- année de l'élection d'Emmanuel Macron -- et 2018, se traduisant par une hausse de 438.000 du nombre de personnes ayant basculé sous le seuil de pauvreté. A l'époque, l'Insee avait attribué en partie cette dégradation à "la baisse des allocations logement" annoncée par l'exécutif à l'été 2017.

"On avait des taux de pauvreté autour de 14% en 2017, ça a explosé en 2018 et là ça redescend un peu mais on reste très au dessus des années précédentes", remarque Muriel Pucci Porte, maître de conférences en économie à l'Université Paris-1 Panthéon la Sorbonne et spécialiste de la pauvreté.

Capture d'écran de l'étude de l'Insee.

Au-delà du fait que la baisse du taux de pauvreté observée en 2019 est, selon Julie Labarthe, "légère", elle ne saurait à elle seule caractériser l'évolution de ce phénomène très complexe.

"La pauvreté monétaire n’est qu’une des dimensions de la pauvreté", détaille l'experte de l'Insee. "Il vaut mieux regarder plusieurs indicateurs pour apprécier l’évolution de la pauvreté. C’est un phénomène multi-dimensionnel et donc se focaliser sur un seul indicateur peut être un peu réducteur".

Les limites d'une telle approche avaient d'ailleurs été pointées notamment dans un rapport du Sénat en 2008.

"En ne regardant que les revenus même corrigés de l’inflation, on passe à côté d’une partie du problème qui est comment subvenir à ses besoins avec un revenu", confirme Muriel Pucci Porte.

Pour élargir le spectre, on peut justement se référer à une autre étude de l'Insee, publiée début septembre, qui, elle, mesure la "pauvreté en conditions de vie" et "les privations matérielles et sociales" frappant les ménages les plus défavorisés. Et ses résultats dessinent un tableau plus nuancé que celui brossé par le ministre.

Si le taux de "pauvreté en conditions de vie" -- qui mesure notamment l'impossibilité d’acquérir ou de consommer certains biens ou d’honorer certaines dépenses obligatoires -- est bien en baisse en 2019 (-0,7 point), il ne fait toutefois que retrouver son niveau de 2017, à 11,1% de la population.

La "privation matérielle" mesurée par l'Insee ne connaît, elle, pas d'embellie, restant stable entre 2018 et 2019 . Quant au taux de "privation matérielle et sociale" (qui intègre des éléments tels que la capacité d'avoir des loisirs réguliers), il a progressé, lui, de 0,5 point pour toucher 13,1% de la population.

Le débat sur le bilan social est loin d'être clos. Comme le rapportait cet article de l'AFP, les chiffres pour 2020, qui ne seront connus que fin 2021, devraient révéler une explosion de la pauvreté liée à l'épidémie de Covid.



Jérémy Tordjman, AFP France
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