Poursuivi "par la justice" pour avoir dénoncé l'islamisme à Trappes ? L'affirmation trompeuse de Jordan Bardella

  • Publié le 4 février 2022 à 19:10

Mis en examen pour diffamation pour des propos sur l'islamisme à Trappes, le président du RN Jordan Bardella assure être poursuivi par "la justice de notre pays" afin de le "faire taire". C'est toutefois trompeur : en matière de diffamation, la justice n'a pas de pouvoir sur la mise en examen ou le déclenchement des poursuites, qui sont automatiquement notifiées après le dépôt d'une plainte, expliquent à l'AFP trois avocats et un universitaire spécialisés en droit de la presse.

Jordan Bardella est-visé par la "justice de notre pays" pour avoir dénoncé l'islamisme à Trappes ? Le président par intérim du RN l'affirme dans les médias depuis qu'il a lui-même annoncé sa mise en examen pour des déclarations sur la supposée "mainmise" de l'islam radical dans cette ville des Yvelines.

Invité vendredi sur CNews, ce proche de Marine Le Pen a affirmé que la justice voulait ainsi le "faire taire" et a établi un parallèle entre sa situation et celle de la journaliste de M6 Ophélie Meunier, menacée de mort et placée sous protection policière après la diffusion d'un reportage sur l'islam radical à Roubaix dans l'émission "Zone interdite".

"Rendez-vous compte, s'est-il indigné, à l’heure où certains de vos confrères, à l’heure où un habitant de Roubaix, sont sous protection policière pour un reportage qui a été diffusé sur M6 sur l’islamisme à Roubaix, où on s’aperçoit que l’islamisme a conquis ces territoires, simplement pour avoir décrit le réel, je suis poursuivi, moi, par la justice de notre pays qui, j’ai le sentiment, poursuit le même objectif que les islamistes : faire taire ceux qui dénoncent le réel".

La déclaration se situe à 12 min et 15 sec sur cette vidéo :

M. Bardella, qui a pris la tête du parti d'extrême droite le temps de la campagne présidentielle de Marine Le Pen, avait développé le même argumentaire mercredi au micro d'Europe 1 où il avait révélé sa mise en examen et accusé "la justice française de poursuivre le même but que les islamistes, à savoir faire taire ceux qui dénoncent le réel".

Ces affirmations sont toutefois trompeuses : Jordan Bardella n'est pas poursuivi par "la justice" française mais par le maire de Trappes qui a déposé plainte contre lui pour diffamation, un délit relevant d'un régime singulier en droit français dans lequel le juge d'instruction est automatiquement tenu de notifier une mise en examen sans examiner le fond des accusations, expliquent à l'AFP trois avocats spécialisés en droit de la presse.

"Quand Jordan Bardella dit qu’il est poursuivi par la justice de son pays, ce n’est pas vrai : les poursuites viennent exclusivement de la plainte. S’il n’y avait pas eu de plainte, il n’y aurait pas eu de poursuites", résume Charles-Emmanuel Soussen.

Dans le cas présent, la plainte provient du maire (Génération.s) de Trappes, Ali Rabeh. L'édile, réélu en octobre 2021 après l'annulation du premier scrutin de 2020, accuse M. Bardella de "diffamation" pour un communiqué dans lequel il affirmait notamment que cette réélection actait "la mainmise de l’islamisme" à Trappes, ville assimilée à une "République islamique en miniature".

Une procédure particulière en droit français

Régi par la loi sur la presse de 1881, le délit de diffamation, qui consiste à "porter atteinte à l’honneur ou à la considération" d'une personne ou d'un "corps", occupe une place particulière en droit français.

Dans le droit commun, lorsqu'un juge d'instruction est désigné soit sur décision du Parquet soit à la suite d'une plainte, il est en charge de mener les investigations sur le fond du dossier. S'il parvient à réunir des charges suffisantes, c'est à lui qu'il revient de mettre en examen les personnes contre lesquelles existent des "indices graves ou concordants" et, éventuellement, à la fin de ses investigations, de les renvoyer en procès devant un tribunal correctionnel ou une cour d'assises. Sa décision est susceptible d'appel.

En matière de diffamation, qui oppose deux parties entre elles, son rôle est totalement différent et purement formel : lorsqu'il est saisi à la suite d'une plainte avec constitution de partie civile, le juge d'instruction va simplement s'assurer que la personne visée par la plainte a bien prononcé les propos incriminés et qu'il l'a fait publiquement.

"Le juge d’instruction n’est pas là pour apprécier la pertinence des charges comme dans n’importe quelle procédure pénale. Il est juste là pour vérifier qui a tenu les propos et à quelle date", résume Me Christophe Bigot.

Une fois cette identification réalisée, le juge est alors tenu, sans apprécier la validité des accusations, de notifier à la personne visée sa mise en examen qui précèdera son renvoi devant le tribunal correctionnel.

"Le juge d'instruction n’apprécie ni la vérité des accusations diffamatoires ni même leur caractère diffamatoire", renchérit Me Basile Ader.

fac-similé de la loi de 1881 sur la presse.

Cette règle, qui découle d'une jurisprudence constante, a été récemment formalisée dans l'article 51-1 de loi de 1881. "Le juge d'instruction ne peut instruire sur les preuves éventuelles de la vérité des faits diffamatoires, ni sur celles de la bonne foi en matière de diffamation, ni non plus instruire sur l'éventuelle excuse de provocation en matière d'injure", indique cet article qui procède d'une loi de décembre 2018.

Le juge est donc lié par la plainte, quel que soit le sérieux des accusations portées. "Même quand il y a des plaintes un peu farfelues, le juge est obligé de renvoyer en correctionnelle. Il est lié par la plainte", relève Me Bigot.

Selon les avocats interrogés par l'AFP, la mise en examen, qui peut avoir un fort retentissement en droit commun, n'a ainsi pas du tout la même portée en matière de diffamation.

"Il y a beaucoup d’enjeu parce qu’en droit commun la mise en examen laisse à penser qu’il existe de fortes charges contre la personne alors que là, en matière de diffamation, on est dans quelque chose de formel et de quasi-automatique", souligne Evan Raschel, spécialiste de droit de la presse et professeur à l'Université Clermont Auvergne.

Cette singularité se retrouvera également à l'audience où il appartiendra au plaignant d'établir la diffamation tandis que la partie civile devra faire la preuve de la véracité de ses propos ou de sa "bonne foi".

Cette spécificité peut parfois être source de "confusion" et "d'instrumentalisations", observent les avocats.

"C’est source de confusion parce que le juge d’instruction peut être instrumentalisé par une plainte : c’est très facile d’obtenir la mise en examen de quelqu’un en déposant une plainte et de le faire renvoyer en correctionnelle afin de pouvoir dire: +oh là, j’ai fait mettre en examen untel ou untel alors que cette mise en examen ne procède pas d'une la prise de position d’un juge+", explique Me Bigot, ajoutant que le plaignant pouvait par ailleurs renoncer à son action avant un procès.

A la suite d'une plainte de la Société Générale, Jean-Luc Mélenchon avait été mis en examen en juin 2017 pour diffamation après avoir qualifié les dirigeants de la banque de "menteurs" dans le scandale d'évasion fiscale des Panama Papers. Le procès n'avait toutefois jamais eu lieu : la banque s'est désistée de son action deux ans plus tard.

Inversement, les mises en examens pour diffamation sont parfois utilisées par ceux qui en sont l'objet. "Ca permet de dire +je suis mis en examen, c’est ma liberté d’expression qui est atteinte, la justice de mon pays me cible, poursuit Me Bigot. Mais la justice n’y est pour rien c’est simplement qu’il y a monsieur X ou Y qui a déposé une plainte, point barre".



Jérémy Tordjman, AFP France
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