Non, l'arme nucléaire n'a pas permis à la France d'être membre permanent du Conseil de sécurité de l'ONU, comme l'affirme Fabien Roussel

  • Publié le 11 mars 2022 à 21:35

La France serait-elle devenue membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies parce qu'elle détient l'arme nucléaire ? C'est ce qu'a affirmé le candidat communiste à l'élection présidentielle Fabien Roussel le 8 mars sur CNEWS. Mais c'est faux : lors de la création de l'ONU en 1945, seuls les Etats-Unis disposaient de la bombe atomique. Les membres permanents du Conseil de sécurité ont été choisis parmi les vainqueurs de la Deuxième Guerre mondiale, expliquent les experts interrogés par l'AFP. Ce n'est qu'en 1960 qu'a eu lieu le premier essai nucléaire français.

"Nous vivons sur une véritable poudrière dans laquelle l’arme nucléaire reste une arme de dissuasion. Ce nucléaire-là, oui, nous voulons le supprimer !", lançait Fabien Roussel dans son meeting de Marseille le 6 février dernier. Parmi ses axes de campagne, le candidat du Parti communiste français (PCF) milite pour la fin de l'arme nucléaire et la signature, par la France, du Traité d'interdiction des armes nucléaires (1, 2). C'est dans cette perspective que le député du Nord était interrogé sur CNEWS le 8 mars 2022.

"Ce que je ferai, président de la République, c'est que je prendrai mon bâton de pèlerin, je ferai le tour de ces puissances nucléaires pour qu'ensemble nous prenions la décision, ensemble, de dénucléariser le monde (...) La dissuasion nucléaire et le choix de l'arme nucléaire qui s'est fait à cette époque nous a permis d'être membre permanent du Conseil de sécurité", a déclaré Fabien Roussel sur CNEWS.

Une erreur historique

Tous les experts interrogés par l'AFP sont formels : c'est faux, le candidat à l'élection présidentielle se trompe ici dans la chronologie des événements. "Ca ne peut pas être autrement puisque la France a obtenu son siège au Conseil de sécurité quinze ans avant de procéder au premier essai d'une arme nucléaire", observe Benjamin Hautecouverture, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique.

En effet, le Conseil de sécurité des Nations unies, où la France occupe un siège permanent depuis sa création, a été fondé en 1945. Ce n'est que le 13 février 1960, soit quinze ans plus tard, que la France a effectué son premier essai nucléaire à Reggane, dans le Sahara algérien.

"C'est une erreur qui est malgré tout assez fréquente", tempère Jean-Louis Lozier, conseiller du Centre des études de sécurité de l'Institut français des relations internationales et ancien chef de la division Forces Nucléaires de l’Etat Major des Armées. "Il y a quand même une coïncidence en effet entre les deux, cette faute n'est pas surprenante". Au sein du Conseil de sécurité, tous les membres permanents (la France, les Etats-Unis, le Royaume-Uni, la Chine et la Russie) sont en effet aujourd'hui des puissances nucléaires.

La France est membre du Conseil de sécurité de l'ONU depuis sa création

Succédant à la Société des Nations (SDN), impuissante à prévenir la Deuxième Guerre mondiale, l'Organisation des Nations unies (ONU) est officiellement créée à la Conférence de San Francisco, le 26 juin 1945.

Le préambule de sa charte fondatrice est clair : cette nouvelle institution se donne pour objectif de "préserver les générations futures du fléau de la guerre", défendre "les droits fondamentaux de l'homme", "créer les conditions nécessaires au maintien de la justice" et "favoriser le progrès social". De 51 membres fondateurs à sa création - dont la France -, l'ONU en compte 193 depuis 2011.

Et pour garantir la paix et de la sécurité dans le monde, l'ONU dispose depuis sa création d'un organe exécutif : le Conseil de sécurité.

Il peut décider de sanctions internationales et d'un recours à la force dans le monde et compte au total 15 membres : 10 non-permanents élus pour un mandat de deux ans - dont la moitié est renouvelée tous les ans - et 5 membres permanents, dont la France.

"Les cinq (membres) permanents, ce sont les puissances vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale", éclaireAlexandra Novosseloff, chercheuse au Centre Thucydide de l’Université Paris 2 Panthéon-Assas et spécialiste des Nations unies. Pour remplacer une "SDN qui était complètement moribonde (...) les rédacteurs de la charte considéraient que le maintien de la paix internationale était de la responsabilité des cinq grandes puissances, non seulement militairement, mais aussi économiquement et diplomatiquement", explicite la chercheuse.

Résolutions, opérations de maintien de la paix, sanctions... A la différence des représentations élues pour deux ans, les membres permanents disposent d'un atout majeur : le droit de veto. "Les rédacteurs de la charte ont considéré que le Conseil de sécurité ne pouvait marcher qu'avec l'unanimité de ses membres permanents. Ils savaient que sans unanimité, ou en cas d'action d'une de ces puissances contre l'autre, ce serait la guerre totale", observe Alexandra Novosseloff.

C'est notamment ce droit de veto qu'a exercé la Fédération de Russie le 25 février contre un projet de résolution qui déplorait dans "les termes les plus forts" son "agression contre l'Ukraine" initiée le 24 février et lui réclamait de retirer "immédiatement" ses troupes de ce pays.


Le Conseil de sécurité des Nations unies, membres permanents et membres jusqu'au 31 décembre 2022 et jusqu'au 31 décembre 2023 ( AFP / js/gal/vl/sr/sim)

Une place d'abord accordée "en temps voulu"

Absente des discussions préliminaires de Dumbarton Oaks de juillet à octobre 1944 où sont jetées les premières bases de l'ONU, la France a nécessité l'appui du Premier ministre britannique Winston Churchill pour obtenir une place au sein du futur club très fermé des membres permanents du Conseil, explique Alexandra Novosseloff à l'AFP.

Et au départ, la place octroyée n'est que théorique : les propositions émises à Dumbarton Oaks ne prévoient en effet d'accorder de siège permanent à la France qu'en "temps voulu" ("in due course"). A l'été 1944, la France est en effet encore empêtrée dans la guerre, et la capitale n'est libérée qu'en août 1944.

Va alors s'opérer un tour de passe-passe. La France est d'abord appelée par les quatre autres grands Etats à faire partie, comme eux, des "puissances invitantes" de la Conférence de San Francisco qui s'ouvre le 25 avril 1945 pour fonder l'ONU, à la condition d'accepter telles quelles les propositions déjà émises. Mais le général de Gaulle refuse, pour ne pas "recommander à 51 nations de souscrire à des articles rédigés" sans la France à Dumbarton Oaks, explique-t-il dans le troisième tome de ses Mémoires de guerre. La France s'y rend donc mais sans la casquette d'organisatrice.

Rien de mois qu'une manoeuvre de la diplomatie française, menée par Georges Bidault à San Francisco, relate l'universitaire et spécialiste des Nations unies dans son ouvrage de recherche La France en guerre et les organisations internationales: 1939-1945. En mai 1945, après avoir parlementé avec la représentation américaine durant la conférence, la France finit par obtenir son siège de membre permanent du Conseil de sécurité. L'expression "en temps voulu" est effacée par acclamation, à l'unanimité, comme le rappelle un article du New York Times paru le 16 mai 1945.

La France fait désormais partie des "cinq grands". Le 17 janvier 1946, elle siège alors que le Conseil de sécurité est réuni pour sa première session.

Le président américain Harry Truman (sur l'estrade) prononce le discours de clôture de la conférence de San Francisco devant les délégués des nations réunies le 26 juin 1945. ( AFP / -)

Une première explosion nucléaire française en 1960

A cette époque, seuls les Etats-Unis disposent de l'arme atomique, employée à deux reprises contre le Japon en août 1945.

Pour la France comme pour les autres grandes puissances, la course contre la montre est déjà engagée : en 1939, trois brevets dans ce sens avaient été déposés par la France, derrière le chimiste Frédéric Joliot-Curie.

Et si le général de Gaulle, président du gouvernement provisoire, crée en 1945 le Commissariat à l'énergie atomique (CEA) - un nouvel organisme civil qui se voit néanmoins confier des tâches importantes dans le domaine militaire -, "c'est sous la IVe République que la décision a été prise" avec la fondation du Comité des explosifs nucléaires en 1954 pour étudier le fonctionnement de l'arme nucléaire au plutonium, explicite Jean-Louis Lozier.

"C'est censé être l'assurance-vie de notre nation", éclaire Benjamin Hautecouverture. "Les élites de la IVe République ont postulé que la France devait être une puissance nucléaire pour dissuader toute attaque contre les intérêts vitaux du pays, après le désastre de mai-juin 1940" lorsque l'Allemagne nazie a envahi le territoire national, explique-t-il.

Le 11 avril 1958, Félix Gaillard, président du Conseil, signe ainsi une décision secrète ordonnant de prendre toutes les mesures pour réaliser à partir de 1960 la première série d'explosions expérimentales d'engins atomiques. Des visées confirmées par Charles de Gaulle après son retour au pouvoir.

Baptisée "Gerboise bleue", la première bombe A française au plutonium, d'une puissance d'environ 70 kilotonnes, explose ainsi à Reggane dans le Sahara algérien le 13 février 1960. La France devient la 4e puissance nucléaire du monde, après le premier essai soviétique de 1949 et la première explosion nucléaire britannique de 1952 (la Chine y accédera aussi en 1964).

Et le président De Gaulle s'en félicite le 26 février suivant, y voyant pour la France un moyen de justifier sa position de grande puissance.

"Elle fait ainsi la démonstration de son propre progrès scientifique et technique (...) C'est une démonstration que la France a faite de ce qu'elle vaut", explique-t-il dans un discours à Narbonne. "Cela lui donne de force, pour entrer plus avant encore, dans les grandes délibérations, d'où je le crois, et je le veux, sortira la paix du monde."

210 essais français au total auront lieu jusqu'en 1996, notamment en Polynésie française. Fin juillet 2021, le président français Emmanuel Macron a solennellement reconnu "une dette" de la France envers la Polynésie pour les 193 essais nucléaires réalisés dans le Pacifique, après 17 au Sahara, non sans dommages pour la population locale qui réclame pardon et réparation.

L'arme atomique n'a pas non plus impliqué le maintien de la France au sein du Conseil de sécurité

"Ce n'est pas un hasard, naturellement, si les cinq membres permanents du Conseil de sécurité sont aussi les cinq puissances nucléaires dotées de l'arme nucléaire au sens du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires", observe Benjamin Hautecouverture.

Le Traité de non-prolifération (TNP), vieux d'un demi-siècle, a permis d'éviter la dissémination de l'arme nucléaire. Entré en vigueur en 1970 pour 25 ans, puis prolongé de façon indéfinie en 1995 avec une évaluation prévue tous les cinq ans, le TNP repose sur un savant compromis : il promeut le désarmement nucléaire en échange d'une coopération internationale pour l'utilisation civile de l'énergie nucléaire.

Quelque 191 pays l'ont ratifié, dont les membres permanents du Conseil de sécurité de l'ONU qui, selon les termes du traité, s'engagent à entamer un désarmement nucléaire, et s'interdisent de transférer des armes nucléaires ou d'aider un pays à en acquérir. Les Etats signataires non dotés d'armes nucléaires s'engagent quant à eux à ne pas en mettre au point et à ne pas en acquérir.

"Le TNP a entendu acter la fin de l'histoire nucléaire au plan juridique : plus personne ne peut entrer dans le club des puissances nucléaires en étant partie au TNP", résume Benjamin Hautecouverture.

Le traité n'est cependant pas parvenu à empêcher l'émergence de nouvelles puissances atomiques. L'Inde et le Pakistan, qui ont réalisé des essais atomiques en 1998, ne l'ont pas signé. Pas plus qu'Israël, qui disposerait de quelque 200 bombes. La Corée du Nord en est quant à elle sortie en 2003, trois ans avant de faire exploser sa première ogive.

Graphique montrant les ogives nucléaires dans le monde par pays ( AFP / Gal ROMA, Sophie RAMIS)

Mais ce statut de puissance nucléaire légale renforce-t-il la légitimité des membres permanents du Conseil de sécurité ?

"Naturellement, les deux statuts s'entretiennent mutuellement pour conforter un statut de puissance", juge Benjamin Hautecouverture.

"Mais leur légitimité [au sein du Conseil de sécurité] vient de la charte", soutientAlexandra Novosseloff."Ces puissances sont puissantes parce qu'elles le sont militairement. Et la dissuasion nucléaire fait partie de cette puissance militaire, elle joue un rôle très important. Mais ce n'est pas ce qui fait leur légitimité en tant que membre permanent du Conseil de sécurité."

Concrètement, la force océanique stratégique française est constituée de quatre sous-marins nucléaires lanceurs d'engins (SNLE), Le Triomphant, Le Téméraire, Le Vigilant et Le Terrible, mis en service entre 1997 et 2010, équipés de missiles balistiques intercontinentaux. Au moins un SNLE est en permanence à la mer.

Les forces aériennes stratégiques constituent quant à elles la force de dissuasion aéroportée, exclusivement constituée de Rafale stationnés en France, tous équipés de missiles nucléaires air-sol moyenne portée.

Le président de la République Emmanuel Macron s'entretient avec le commandant du sous-marin nucléaire lanceur d'engins "Le Terrible" Jérôme Hallé dans le centre des opérations du vaisseau, en mer, le 4 juillet 2017 ( POOL / AFP)

Mais la France a réduit la taille de son arsenal nucléaire à moins de 300 têtes, a indiqué en février 2020 le président Emmanuel Macron, en vantant le "bilan exemplaire" du pays en matière de désarmement, "conforme à ses responsabilités comme à ses intérêts, ayant démantelé de façon irréversible sa composante nucléaire terrestre, ses installations d’essais nucléaires, ses installations de production de matières fissiles pour les armes, et réduit la taille de son arsenal".

En janvier 2022, les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l'ONU se sont par ailleurs engagés à "prévenir la poursuite de la dissémination" de l'arme suprême, affirmant qu'une guerre nucléaire ne pouvait être gagnée.

Aucun d'entre eux n'a cependant signé le traité international interdisant les armes nucléaires, approuvé par l'Assemblée générale des Nations unies en juillet 2017 avec le soutien de 122 pays, qui prohibe l'utilisation, le développement, la production, les essais, le stationnement, le stockage et la menace d'utilisation de telles armes.

Le secrétaire général de l'ONU Antonio Guterres avait lui-même tiré la sonnette d'alarme en décembre 2021 dans une tribune.

"Compte tenu du stockage de plus de 13 000 armes nucléaires dans les arsenaux du monde entier, combien de temps notre chance peut-elle durer ?", s'interrogeait-il. "L'anéantissement nucléaire est une épée de Damoclès : il suffirait d'un malentendu ou d'une erreur d'appréciation pour entraîner non seulement la souffrance et la mort à une échelle effroyable, mais aussi la fin de toute vie sur Terre".



Julien NGUYEN DANG, AFP France
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