Des dépenses pour des cabinets de conseil déjà en "baisse de 15%" selon Macron ? Une promesse qui reste à tenir

  • Publié le 18 mars 2022 à 21:45

Emmanuel Macron a laissé entendre le 17 mars en conférence de presse qu'une "baisse de 15%" des sommes consacrées par l'Etat aux cabinets de conseil privés avait déjà été opérée. Un rapport d'une commission d'enquête sénatoriale paru le même jour établit pourtant que ces dépenses ont "plus que doublé" entre 2018 et 2021, avec un montant global inédit atteint en 2021. Sollicité par l'AFP, l'équipe du candidat précise que M. Macron faisait référence à une circulaire prise par Jean Castex le 19 janvier 2022.

C'est une coïncidence de date : le 17 mars, jour où Emmanuel Macron a présenté son programme pour un éventuel second mandat lors d'une grande conférence de presse, une Commission d'enquête du Sénat présentait son rapport sur "l'influence croissante des cabinets de conseil privés sur les politiques publiques".

Selon ce rapport de 360 pages, dont une version provisoire est disponible sur le site du Sénat, "en 2021, les dépenses de conseil de l'Etat au sens large ont dépassé le milliard d'euros, dont 893,9 millions pour les ministères et 171,9 millions pour un échantillon de 44 opérateurs" (Pôle Emploi, Caisse des dépôts et consignations, etc...)

Le sujet est politiquement sensible pour l'exécutif, accusé de multiplier les contrats avec ces grands groupes privés de conseil. Le chef de l'Etat a donc logiquement été interrogé sur ce thème lors de sa conférence de presse programmatique.

"Je pense que le Sénat a fait un travail utile et important", a d'abord répondu Emmanuel Macron.

"Deux choses : la première, je pense qu'il est de bonne politique, à chaque fois qu'on a les compétences en interne, de ne pas faire appel à des compétences externes, donc c'est ça qu'il faut regarder, au cas par cas. Il est important -- pour moi c'est la bonne pratique -- que les ministères puissent y avoir recours quand ça leur apporte quelque chose que des services de l'Etat ne leur offrent pas", a énuméré le président.

"La deuxième chose, c'est qu'il y a eu une augmentation dans des phases de crise, c'est ce que décrit le Sénat, mais il y a ensuite une baisse de plus de 15% sur l'année qui a suivi sous ce quinquennat, et qui montre aussi une procédure de refroidissement, de normalisation", a ajouté M. Macron.

Une baisse de 15% ? "C'est faux", a assuré la sénatrice communiste Eliane Assassi, rapporteure de la commission d'enquête, interrogée par l'AFP.

Selon le rapport, "le recours aux consultants n'a pas commencé sous ce quinquennat". Mais "il a toutefois été croissant entre 2018 et 2021, comme le confirment les données de la direction du budget : les dépenses de conseil des ministères ont plus que doublé, avec une forte accélération en 2021 (+45%)".

Et le texte sénatorial d'énumérer: de 379,1 millions d'euros en 2018, les dépenses de conseil des ministères se sont hissées à 539,3 millions en 2019, 617,7 millions en 2020 pour atteindre 893,9 millions d'euros en 2021.

"C'est l'évidence qu'il y a eu un recours exponentiel aux cabinets durant le quinquennat". Une baisse de 15%, "ce n'est pas vrai, chiffres, à l'appui. On a tous les documents, près de 7.000, qui seront tous en open data", a insisté la sénatrice de Seine-Saint-Denis, dont le groupe est à l'origine de cette commission d'enquête.

D'où vient donc cette "baisse de 15%" évoquée par le président de la République ? Le 19 janvier 2022, sur Europe 1 puis lors de son audition devant la Commission d'enquête, la ministre de la Fonction publique Amélie de Montchalin avait annoncé un objectif de réduction 15% de ces dépenses pour 2022, précisant devant les parlementaires que le Premier ministre Jean Castex allait prendre une circulaire en ce sens.

Dans ce texte, daté du 19 janvier 2022 et que l'AFP a pu consulter, le chef du gouvernement commande aux ministres de réduire la voilure: "en 2022, les prestations intellectuelles engagées en +stratégie et organisation+ devront être réduites de 15% au moins par rapport aux montants engagés en 2021".

Et Matignon d'édicter un principe, rappelé par Emmanuel Macron lors de sa conférence de presse: "l'administration ne doit avoir recours à des conseils extérieurs qu'après avoir démontré qu'elle ne dispose pas des moyens de compétences nécessaires".

Sollicité par l'AFP, l'entourage du candidat a précisé qu'"Emmanuel Macron parlait bien de la décision prise par le Premier ministre de mettre en place une nouvelle doctrine s’agissant des dépenses de conseil en stratégie et en organisation : au moins 15% de baisse dès 2022 par rapport à 2021. Dans son propos « l’année qui a suivi » (« phases de crise »), c’est bien l’année en cours, soit 2022. Cette décision est en vigueur pour tous les ministères depuis janvier."

A noter, s'agissant de la "normalisation" évoquée par le chef de l'Etat, qu'en se basant sur les chiffres du Sénat, si la dépense évolue conformément aux limites édictées dans cette circulaire en 2022, elle serait toujours susceptible d'atteindre un montant global de l'ordre de 750 millions d'euros, soit le double du montant constaté en 2018.

"La circulaire est arrivée de façon opportune au cours de nos travaux sénatoriaux", estime Mme Assassi.

Cette question du recours accru aux cabinets de conseil est un objet de questionnement récurrent pour l'exécutif. En février, le ministre de la Santé Olivier Véran avait dû s'excuser après avoir affirmé à tort sur France Info, qui le pressait de questions sur ce sujet, que des prestataires privés avaient pris part aux opérations des TGV médicalisés au début de la pandémie de Covid en mars 2020.

Cette large présence des cabinets de conseil dans la sphère publique a fait l'objet d'un livre d'enquête paru le 17 février: "Les infiltrés, comment les cabinets de conseil ont pris le contrôle de l'Etat" (Editions Allary). Selon les auteurs, les journalistes Caroline Michel-Aguirre et Matthieu Aron, "les sommes versées aux cabinets de conseil oscillent entre 1,5 et 3 milliards d'euros par an".

"Bateau pirate"

Lors des auditions devant la commission sénatoriale, la position de l'exécutif a été constante : si ces cabinets de conseils sont sollicités pour accompagner la décision publique, celle-ci reste exclusivement entre les mains des responsables politiques.

Mais selon le rapport, "les consultants sont intervenus sur la plupart des grandes réformes du quinquennat, renforçant ainsi leur place dans la décision publique". Et ils "sont également appelés à la rescousse lorsque le Gouvernement est mis en difficulté sur un sujet. Après le fiasco de la propagande électorale lors des élections locales de 2021, le cabinet Sémaphores est ainsi chargé d'accompagner les préfectures dans l'organisation de la mise sous pli et de la distribution des professions de foi pour les élections présidentielles et législatives de 2022, pour un montant de 289.785 euros."

Et les sénateurs d'énumérer quelques contrats: "près de 4 millions d'euros à McKinsey pour la réforme des APL", la "création du baromètre de l'action publique" pour laquelle la société Capgemini a perçu 3,12 millions d'euros, l'appui du cabinet EY, moyennant 2,4 millions d'euros, pour "la création de l'agence nationale de la cohésion des territoires", ou encore le "guide du télétravail dans la fonction publique" pour lequel Alixio, sous-traitant de McKinsey, a été sollicité pour 235.620 euros.

Autre exemple: le cabinet McKinsey a obtenu 496.800 euros en 2020 pour "éclairer les évolutions du métier d'enseignant". "En 2020, McKinsey a été chargé d’aider le professeur Yann Algan pour préparer un colloque à l’UNESCO, finalement annulé. Son livrable principal se résume à une compilation, certes conséquente, de travaux scientifiques et de graphiques conçus à partir de données publiques. Seuls quelques graphiques de McKinsey seront repris pour un second colloque, organisé le 1er décembre 2020 au Collège de France. À la demande du ministère de l’Éducation nationale, le cabinet a aussi travaillé sur deux études thématiques : la rémunération au mérite des professeurs et la gouvernance des établissements scolaires. Le ministère précise néanmoins « qu’il n’est pas possible de déterminer les conséquences directes » du rapport des consultants", peut-on lire dans le rapport.

S'agissant de McKinsey, les sénateurs ont par ailleurs indiqué qu'ils allaient signaler au procureur de la République de Paris des déclarations de M. Karim Tadjeddine "susceptibles de constituer un faux témoignage devant une commission d'enquête": le dirigeant de McKinsey a affirmé que le groupe payait ses impôts en France. "Mais ses versements (au titre de l'impôt sur les sociétés) s'établissent à zéro euro depuis au moins 10 ans", selon le rapport sénatorial. Le cabinet de conseil a répondu respecter "l'ensemble des règles fiscales et sociales françaises".

La commission d'enquête du Sénat a également consigné deux "exemples de méthodes utilisées lors des ateliers de consultants" auxquels participent des agents de l'Etat:

- Le "bateau pirate": "chaque participant s'identifie à un des personnages (capitaine, personnages en haut du mât ou en proue, etc..) et assume ce rôle, son positionnement, ses humeurs, etc"

- Le "lego serious play": "chaque participant construit un modèle avec des pièces lego, construit l'histoire qui donne du sens à son modèle et la présente aux autres."

"Ces méthodes peuvent être mal acceptées par les agents publics", relèvent les sénateurs.



Baptiste PACE, AFP France
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