Le RN "premier parti de France" à l'issue des législatives? Pas si simple

  • Publié le 15 juin 2022 à 19:13

Au sortir du premier tour des législatives, Marine le Pen a soutenu que le Rassemblement national était devenu "le premier parti de France" parce qu'il avait réuni plus de voix que ses principaux rivaux, La République en marche et La France insoumise. Cette affirmation est fondée mais occulte un fait central: en raison des alliances qu'ils ont nouées pour ce scrutin et des circonscriptions qu'ils ont laissées à leurs partenaires, ces deux partis avaient investi environ 200 candidats de moins que la formation d'extrême droite et avaient donc, mathématiquement, moins de chance de réunir autant de suffrages. Par ailleurs, si le RN est incontestablement en progression depuis 2017, il n'est pas le seul parti à connaître pareille dynamique, contrairement à ce qu'affirme l'ancienne candidate à la présidentielle.

La bataille pour la première place aux élections législatives fait rage et se joue sur plusieurs fronts. En tête et au coude-à-coude dans les résultats dimanche soir, la coalition de gauche de la Nupes et Ensemble!, celle réunie autour du président Emmanuel Macron, se disputent âprement la pole position à l'issue du premier tour.

Arrivé en troisième position, le Rassemblement national (RN) revendique, lui, une autre forme de leadership: il serait devenu, à la faveur de ce premier tour, "le premier parti de France", selon Marine Le Pen qui souligne que sa formation a obtenu plus de voix que ses deux principaux rivaux, la France insoumise (LFI) et La République en marche (LREM), rebaptisée Renaissance.

"A l'issue de ce premier tour des législatives, le Rassemblement national est le premier parti de France (…) car la réalité c'est que Nupes, c'est une coalition de quatre partis politiques et Ensemble! c'est une coalition de 3 partis politiques, donc nous sommes le premier parti", a-t-elle déclaré le 14 juin sur RTL.

Au cours de cette même interview, l'ancienne candidate à la présidentielle a également voulu rétablir une "vérité": le RN serait le seul parti en progression depuis 2017.

"J'ai entendu beaucoup (...) de réalités alternatives dans les médias (mais) il y a une seule vérité: le seul mouvement qui est en dynamique entre 2017 et 2022, c'est le Rassemblement national, c'est aussi simple que ça", a-t-elle ajouté.

Ces deux affirmations doivent être nuancées. Le RN est certes le parti ayant obtenu dimanche le plus de voix mais il concourait dans environ 200 circonscriptions de plus que LFI et LREM, qui ont renoncé à se présenter partout en France pour faire de la place à leurs partenaires de coalition. Par ailleurs, si la dynamique du parti d'extrême droite est incontestable, il n'est pas le seul dans cette situation puisque LFI a également nettement progressé depuis 2017.

Les limites d'une comparaison

D'après les résultats officiels très contestés à gauche, le RN a recueilli dimanche 4,248 millions de suffrages tandis que la Nupes et Ensemble! en totalisent respectivement 5,836 et 5,857 millions.

Ces données du ministère de l'Intérieur ne faisant pas de distingo entre les composantes des deux grandes coalitions en présence, il faut se tourner vers la base électorale constituée par l'AFP pour entrer davantage dans le détail.

Selon nos données fondées sur les résultats officiels, les candidats Renaissance ont récolté 4,161 millions de voix dimanche contre 3,359 millions pour ceux investis par LFI.

Sur un plan purement arithmétique, le RN a donc bien réuni en son nom propre plus de voix que les deux autres principaux partis, pris individuellement, et c'est la première fois qu'il réalise une telle performance aux législatives. Aux européennes de 2019, il était déjà arrivé en tête, devançant légèrement LREM.

Mais cet état de fait occulte une réalité centrale: aux législatives, ces trois partis ne concouraient pas dans un périmètre comparable.

Le RN, qui a refusé toute alliance avec Reconquête! d'Eric Zemmour, a investi des candidats dans la quasi-totalité des circonscriptions françaises (567 sur 577).

LFI et Renaissance ont opté pour une autre stratégie et se sont entendus avec d'autres formations pour se répartir les circonscriptions dans le cadre d'une alliance électorale, ventilée en fonction du poids politique supposé de chacun.

Dans le cadre de l'accord de coalition de la Nupes, LFI n'a ainsi présenté des candidats dimanche que dans 326 circonscriptions, le reliquat étant réparti entre EELV (100), PS (69) et PCF (50).

Premier meeting public des responsables des partis de la Nupes, le 7 mai à Aubervilliers. ( AFP / JULIEN DE ROSA)

De son côté, selon les données de l'AFP, Renaissance n'était présent en son nom propre que dans 393 circonscriptions pour faire de la place à ses partenaires de la coalition Ensemble! (Modem et Horizons)

En clair, le RN était présent dans 174 circonscriptions de plus que LREM et 241 de plus que LFI, rendant hasardeuse toute comparaison sur le nombre de suffrages obtenus, comme l'ont confirmé à l'AFP deux politologues.

"Ca n'a pas beaucoup de sens de comparer un parti qui a présenté des candidats partout avec un parti qui a fait des alliances et qui est donc absent de certaines circonscriptions", convient Gérard Grunberg, directeur de recherche émérite au CNRS. "Ce n'est le premier parti que parce que les autres se sont alliés".

Même diagnostic chez Olivier Rouquan. "C'est le premier parti de France... à la réserve près que les autres grands partis étant dans des coalitions, il faut comparer ce qui est comparable. Or on ne peut pas comparer aux autres partis qui se sont privés de certaines circonscriptions pour bâtir leur coalition", abonde ce chercheur associé au Centre d'études et de recherches de sciences administratives et politiques (Cersa).

Même si ce chiffre a une valeur purement indicative, on peut aussi noter que, en moyenne, LFI a obtenu plus de voix dans les circonscriptions où il était présent (environ 10.300) que le RN (environ 7.500).

Selon les deux politologues, le nombre de voix recueillies lors d'un premier tour d'élection ne peut par ailleurs pas suffire à évaluer l'importance d'un parti dans le paysage politique. "On ne peut pas se contenter de cela: il faut comptabiliser les voix sur plusieurs élections, le nombre d'élus au niveau national et local, et évidemment le force militante", assure M. Rouquan.

Aujourd'hui, le RN est à la tête de deux communes de plus de 30.000 habitants et compte notamment 19 eurodéputés ainsi que sept députés, dont une apparentée, dans l'Assemblée nationale sortante. Les projections en siège lui donnent entre 20 à 45 sièges dans le futur hémicycle, loin derrière ses rivaux.

La capacité d'exercer le pouvoir doit être prise en compte, notamment lors de législatives, assure M. Grunberg. "Ce qui est important, ce sont les majorités qu'on peut former pour gouverner et exercer le pouvoir. Si un parti arrive en tête mais est dépassé par des coalitions, ça n'a qu'un intérêt relatif".

Un dynamisme incontestable mais pas unique

Au micro de RTL, Marine le Pen a donc également soutenu que son parti serait le seul à avoir progressé aux législatives, entre 2017 et 2022.

Malgré une abstention record et la concurrence de Reconquête!, le RN a, effectivement, fait bien mieux qu'il y a cinq ans : il avait alors recueilli 2,990 millions de voix au premier tour et a donc engrangé dimanche 1,258 million de suffrages supplémentaires.

Selon M. Grunberg, le parti a notamment bénéficié de "l'écroulement de LR à la présidentielle qui a provoqué un fort mouvement de déplacement des électeurs de droite vers l'extrême droite".

La progression est donc incontestable comme l'a relaté l'AFP dans cet article le 13 juin. Mais est-elle pour autant unique comme l'affirme Marine Le Pen?

Si LREM est loin de ses 6,391 millions de voix de 2017, la France insoumise bénéficie en revanche, comme le RN, d'un fort dynamisme. En 2017, le parti de Jean-Luc Mélenchon avait réuni 2,497 millions de suffrages dans 556 circonscriptions. Cinq ans plus tard, il a donc réuni quelque 862.000 voix de plus en se présentant pourtant dans quelque 200 circonscriptions de moins.

La performance du RN n'en est pas moins significative, note Olivier Rouquan. "Ce parti commence à faire sa jonction entre son succès national et les territoires", souligne le chercheur. "Désormais dans l'arc reliant le littoral méditerranéen, l'Est intérieur et le Nord, il y a un électorat figé qui vote systématiquement pour le RN. Ca crée un enracinement".



Jérémy Tordjman, AFP France
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