Cette photo ne montre pas le père du fondateur du Forum économique mondial, qui n'était pas non plus le "confident intime" d'Hitler

  • Publié le 21 juin 2022 à 14:45

Une comparaison entre deux photos, partagée plusieurs centaines de fois sur Facebook, prétend montrer le père du fondateur du Forum de Davos. Selon les internautes, Eugen Schwab était le "confident intime d'Hitler" et avait "son propre camp de concentration". En réalité, l'une des deux photos montre très probablement un général allemand décédé en captivité en 1950. Eugen Schwab a certes été directeur commercial d'une entreprise suisse dans le sud de l'Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale, mais il n'était pas un haut dignitaire nazi et il n'existe aucune preuve qu'il ait été proche d'Hitler.

"Sur la gauche, vous pouvez voir le fondateur du Forum économique mondial, Klaus Schwab...A droite, son père, confident intime d'Hitler, l'industriel et fasciste "Eugen Schwab" en  uniforme", écrit l'auteur d'un tweet, relayé plus de 3 000 fois depuis le 24 mai 2022.

Il partage un montage photo: à gauche, une photo du fondateur du Forum économique mondial, dit Forum de Davos, Klaus Schwab. A droite, une image d'un général de la Wehrmacht, le nom de l'armée allemande sous le Troisième Reich. "Klaus est né dans l'Allemagne hitlérienne en 1938. A cette époque, son père était responsable de "Escher-Wyss", une entreprise stratégique de l'Allemagne nazie, et avait son propre camp de concentration où les prisonniers devaient travailler gratuitement", ajoute l'auteur de ce tweet.

Ce texte a été relayé plusieurs centaines de fois sur Facebook en France, en Belgique et au Canada

Capture d'écran réalisée le 20/06/2022 sur Facebook

Ce texte, accompagné du même montage, a été relayé sur les réseaux sociaux dans plusieurs langues et vérifié par l'AFP en grec, allemand, polonais et finnois. 

En réalité, l'image de droite ne montre pas Eugen Schwab, mais très probablement un général de brigade allemand du nom de Walter Dybilasz. Il n'existe actuellement aucune preuve permettant d'affirmer qu'Eugen Schwab ait été un haut dignitaire nazi et encore moins le "confident intime d'Hitler". 

Klaus Schwab est toujours, à l'heure actuelle, directeur du Forum économique mondial, qui accueille tous les ans à Davos les industriels et politiques les plus puissants de la planète. Comme Bill Gates ou la famille Rothschild, il est régulièrement la cible de fausses affirmations sur les réseaux sociaux, dont certaines ont été vérifiées par l'AFP ici, ici ou encore ici

La photo de droite ne montre pas Eugen Schwab

Eugen Schwab, né en 1899, est en effet le père de Klaus Schwab. Il est mentionné dans le livre de ce dernier, Stakeholder Capitalism (le "Capitalisme des parties prenantes" en français), ainsi que dans un livre dédié à Klaus Schwab et titré Gastgeber der Mächtigen ("Hôte des puissants" en français). 

Le montage partagé sur les réseaux sociaux montre, à gauche, une photo de Klaus Schwab prise par le photographe Mark Peckmezian pour le Time. A droite, il s'agit apparemment d'un général de brigade de l'armée allemande sous le Troisième Reich, la Wehrmacht, dont on peut évaluer le grade grâce aux insignes qu'il porte sur le collet de sa veste et sur ses épaules. Cependant, ce général n'est pas Eugen Schwab. 

Une recherche d'image inversée avec le moteur de recherche russe Yandex renvoie à plusieurs sites, comme celui-ci ou celui-ci, qui partagent cette photo accolée au nom Walter (ou Walther) Dybilasz. En recherchant ce nom sur Google, on retrouve dans une conversation partagée sur un forum et intitulée "Ma collection de photos de généraux allemands"(en anglais)  une autre photo de cet homme.

La même photo est également partagée sur ce site, qui indique que ce général serait né en 1892 et décédé en 1950. D'autres recherches renvoient à des pages dédiées aux prisonniers de guerre allemand décédés en détention en URSS après la guerre. Son nom apparaît notamment ici et ici

Une courte biographie de Walter Dybilasz, publiée sur un lexique en ligne, indique qu'il a été fait prisonnier par les Américains à la fin de la guerre et est décédé en 1950 dans une prison de Stalino (aujourd'hui Donetsk), en Union soviétique.

Par ailleurs, plusieurs articles de vérification publiés par d'autres médias mentionnent également Walter Dybilasz. Parmi eux, les articles publiés par DPA, Ellinika Hoaxes et la Republica Verificador utilisent une photo d'Eugen Schwab publiée sur le site Family Search. Il s'agit de la photo d'un ancien visa temporaire pour le Brésil, daté de 1960.

Une comparaison entre la photo du visa au nom d'Eugen Wilhelm Schwab et des deux photos de Walter Dybilasz semble bien montrer qu'il ne s'agit pas de la même personne.

Capture d'écran du visa d'Eugen Schwab, réalisée le 20/06/2022 sur le site Family Search
Capture d'écran des photos du général de brigade présenté comme Walter Dybilasz, réalisée le 20/06/2022

 

 

Un porte-parole de Klaus Schwab a confirmé à DPA que la photo du site Family Search montre bien Eugen Schwab.

Interrogé sur ces publications le 15 juin 2022, un porte-parole du Forum économique mondial a déclaré à l'AFP: "C'est bien sûr absolument faux et une calomnie envers la famille Schwab". La photo partagée dans le montage ne montre pas Eugen Schwab, a-t-il déclaré, ajoutant que l'annexe du livre "Hôte des puissants" contient une photo d'Eugen Schwab montrant qu'il s'agit de la même personne que sur la photo du visa. 

Bien qu'il soit difficile de confirmer définitivement que l'homme dont la photo est partagée dans le montage que nous vérifions est bien le général de brigade Walter Dybilasz, on peut cependant affirmer qu'Eugen Schwab n'était pas un haut responsable nazi, contrairement à ce qu'affirment les internautes.

Eugen Schwab pendant la guerre

A la fin de la Seconde Guerre mondiale, les forces alliées en Allemagne et en Autriche ont mis en place un programme de dénazification, passant notamment par l'identification et la sanction des personnes affiliées au parti nazi. Comme l'explique le site du musée des Alliés à Berlin, "les chambres de dénazification, comités et commissions s’appuyaient sur un long formulaire pour statuer sur les responsabilités et produire un certificat. Les personnes visées devaient y décrire en détail leur parcours politique et faire, notamment, une déclaration fidèle à la vérité à propos de leurs affiliations au NSDAP et à d’autres organisations nazies. Les sanctions pouvaient aller d’amendes à la mise à la retraite anticipée ou à l’internement dans un camp de travail". 

Les archives de l'Etat régional de Bade-Wurtemberg - Landesarchiv Baden-Württemberg - ont fourni à l'AFP les documents de dénazification d'Eugen Schwab

L'AFP a contacté l'Institut d'Histoire contemporaine de Munich- Institut für Zeitgeschichte (IfZ) -, qui a déclaré le 13 juin 2022 que ces documents de dénazification ne montraient pas que l'industriel allemand était un haut responsable nazi. "D'après les certificats, il n'était même pas membre du parti nazi (NSDAP)", a commenté Niels Weise, collaborateur scientifique à l'IfZ. 

"Une recherche des dossiers des membres du NSDAP, dans le moteur de recherche en ligne des archives fédérales allemandes, ne permet pas de retrouver Eugen Wilhelm Schwab, né le 27/4/1899, mais cinq autres "Eugen Schwab", avec des dates de naissance différentes", a expliqué Niels Weise, ajoutant que "Eugen Schwab n'occupait aucun poste au sein du NSDAP et n'était clairement pas un haut responsable nazi". 

Une analyse partagée par Peter Fäßler, professeur d'histoire contemporaine à l'université de Paderborn (Rhénanie-du-Nord-Westphalie). "Ces documents de dénazification ne montrent pas qu'Eugen Schwab était un haut dignitaire nazi", a-t-il indiqué à l'AFP le 20 juin 2022.

Néanmoins, a ajouté Niels Weise, ces documents ne permettent pas de tirer des conclusions sur les convictions d'Eugen Schwab. "D'une part, il y a eu des embellissements, des minimisations et beaucoup de mensonges au cours des procédures de dénazification. D'autre part, les affiliations formelles sur lesquelles les procédures se sont concentrées ne permettent de tirer que des conclusions partielles sur leurs convictions", a-t-il souligné. Un point de vue également partagé par Peter Fäßler, qui a confirmé qu'aucune conclusion sur les opinions politiques d'Eugen Schwab ne pouvait être tirée de ces documents.

Selon les documents obtenus par l'AFP, Eugen Schwab a dû répondre à deux "questionnaires":  l'un le 7 février 1946, en tant que directeur commercial de l'entreprise Escher Wyss, l'autre le 4 novembre 1946 en tant que conseiller de la Chambre de commerce de Ravensbourg. "Cela n'est pas inhabituel", a commenté Niels Weise. 

D'après les deux questionnaires, Eugen Schwab a été rangé dans le "groupe A", ce qui "correspond à un acquittement", a expliqué le chercheur. "Il faudrait examiner intensivement les sources pour juger si cette évaluation est justifiée d'un point de vue actuel. Cela dit, les informations fournies par Eugen Schwab semblent plausibles et ne révèlent pas d'appartenance nazie significative". 

Cependant, rappelle Niels Weise, "il est difficile de savoir si les informations de ces documents sont fiables. Beaucoup de gens avaient évidemment intérêt à cacher des informations, à embellir les faits ou à faire volontairement de fausses déclarations, punies par la loi. Il n'est donc pas possible de poursuivre des recherches sans réaliser une vérification des données des chambres arbitrales qui ont traité la dénazification". 

Selon les documents, Eugen Schwab s'est déclaré membre de trois organisations actives sous le Troisième Reich: la Fédération nationale-socialiste pour l'éducation physique (NSRL), le Front allemand du travail (DAF) ainsi que le Secours populaire national-socialiste (NSV), une organisation d'aide sociale créée en 1931.

"D'après ses déclarations, Eugen Schwab a rejoint la NSRL lorsque l'Association alpine allemande (DAV), dont il était membre, a été transférée dans cette fédération", a expliqué Niels Weise, estimant que "seules des conclusions très limitées sur les convictions politiques réelles peuvent être tirées de l'appartenance à ces organisations".

"L'adhésion à des organisations telles que le NSV et le NSFK (une organisation paramilitaire du parti nazi, ndlr), qui étaient, à tort, considérées comme plutôt apolitiques, a souvent été choisie pour montrer, par opportunisme ou sous la pression, une proximité avec le parti, sans avoir à adhérer immédiatement au NSDAP lui-même. D'autre part, c'était souvent un substitut lorsque l'adhésion au NSDAP n'était momentanément pas possible en raison du blocage d'un membre".

"Il était difficile d'éviter une adhésion au Front allemand du travail lorsqu'on avait une position dominante dans l'économie, a poursuivi M. Weise.

Selon l'expert, "les affiliations d'Eugen Schwab sont celles d'un 'sympathisant passif' typique et ne sont en aucun cas remarquables"

Ces affiliations "indiquent qu'Eugen Schwab a vécu comme un 'sympathisant passif' dans l'Allemagne nationale-socialiste", a également estimé Peter Fäßler. "Il s'agit d'adhésions partiellement automatiques (DAF) ou d'adhésions qui signalent une volonté minimale de participer à la 'communauté du peuple' nazie". 

Par ailleurs, Eugen Schwab n'était pas un "confident intime" d'Hitler, selon Niels Weise. "Rien n'indique qu'Eugen Schwab ait eu une relation particulière ou même une relation quelconque avec Hitler", a-t-il déclaré. Peter Fäßler a confirmé n'avoir aucune connaissance d'une telle relation. "Je pense qu'il est improbable qu'Eugen Schwab ait été un 'confident intime d'Hitler'. Je n'ai connaissance d'aucune information correspondante dans la littérature idoine. Une recherche dans les archives fédérales n'a révélé aucune information de ce type non plus", a-t-il déclaré.

L'entreprise Escher Wyss à Ravensbourg

Sous l'Allemagne nazie, l'entreprise suisse Escher Wyss disposait en effet d'un site dans la ville de Ravensbourg, dans le sud du pays. L'AFP a interrogé le 14 juin 2022 la responsable des archives municipales de Ravensbourg, Silke Schöttle. Se référant à un livre sur la région, elle a déclaré qu'Escher Wyss - comme d'autres entreprises - faisait appel à des personnes provenant d'un camp de travail forcé et à de travailleurs étrangers durant cette période. En 1943, 336 travailleurs étrangers étaient à l'oeuvre chez Escher Wyss, dont 86 prisonniers de guerre. En 1944, ce nombre était passé à plus de 400, dont de nombreuses femmes russes.

Commémorations en l'honneur des victimes de l'Holocauste sur le site de l'ancien camp d'extermination Auschwitz-Birkenau, le 28 avril 2022 ( AFP / Wojtek Radwanski)

Sous le Troisième Reich, les camps occupaient plusieurs fonctions. Les camps d'extermination, comme Auschwitz-Birkenau, servaient aux fins du génocide planifié par les nazis Les camps de concentration étaient utilisés pour emprisonner, séparer, exploiter, humilier et intimider. Dans les camps de prisonniers de guerre et les camps de travail dits "civils", des millions de travailleurs forcés de toute l'Europe ont dû travailler dans des conditions terribles

Interrogé à ce propos, Peter Fäßler a écrit à l'AFP: "Selon les documents dont je dispose, Escher Wyss AG semble avoir été une entreprise de technologie spécialisée, assez intéressante en termes d'industrie d'armement et donc également active en tant que partenaire de l'économie nazie. L'utilisation de travailleurs forcés semble être certaine. Tout indique que l'entreprise - et donc probablement aussi Eugen Schwab - a contribué au fonctionnement du régime nazi et de l'économie nazie. En ce sens, on pourrait parler de culpabilité et de responsabilité historique. Cependant, je ne vois pas d'indication d'un degré de responsabilité extraordinaire et élevé".

Interrogé à ce propos, Niels Weise a déclaré: "à ma connaissance, Escher Wyss a également utilisé des prisonniers de guerres à Ravensbourg et des travailleurs forcés à Lindau". Bien que l'entreprise ait donc apparemment participé à "l'utilisation inhumaine de la main-d'œuvre forcée par l'économie de guerre nazie", cela "n'était certainement pas dû à une relation spéciale du directeur commercial avec Hitler", a déclaré l'expert, concluant que "Eugen Schwab n'avait pas son propre camp de concentration". 

Une prétendue "gestion de son 'propre camp de concentration' n'est jamais apparue dans les recherches", a complété Peter Fäßler. Il est cependant vrai que Escher Wyss a profité du travail forcé sous l'Allemagne nazie.



Théophile BLOUDANIS, Eva Wackenreuther, AFP Grèce, AFP Allemagne
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