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Dans le nord du Pakistan, douces vendanges et enivrements illicites

  • Publié le 19 octobre 2015 à 12:12

Les ourlets de son jean à peine retroussés, Rehmat Ali escalade pieds nus l'arbre pour y cueillir les raisins perchés sur des vignes grimpantes.

Cet automne encore dans les montagnes du nord du Pakistan, des villageois en feront du vin, au grand dam des religieux hostiles à ces agapes illicites.
Ce jour-là dans le village reculé de Sher Qilla, sur les contreforts de l'Himalaya, des jeunes agiles entament l'ascension tant attendue vers les vendanges, sous l'?il de leurs aînés, vieillards aux corps noueux et aux traits burinés, et du coq altier aux plumes safranées qui règne sur la basse-cour attenante.
Les raisins trônent en haut des arbres, sur des vignes surélevées où ils se gorgent de soleil à l'abri de l'appétit glouton des animaux de la ferme. Parvenu au sommet, Rehmat Ali, un trentenaire filiforme au nez aquilin, commence à cueillir le fruit défendu.
Rehmat glane à la main, sans sécateur, ces raisins verts et vermeils, déposés dans un panier d'osier qui fait l'aller-retour jusqu'au bas de l'arbre le long d'une corde. Les fruits seront ensuite jetés dans le "khor", une cuve de ciment lavée à l'eau froide des glaciers, puis piétinés.
"Nous avons appris cela de nos ancêtres et grands-pères, qui faisaient déjà du vin", lance Rehmat, qui dit avoir pressé ses premiers raisins et goûté à son premier cru à l'âge de "huit ou neuf ans".
A 86 ans, le vieil Ali, béret crème en forme de galette, s'étire le cou pour observer le jus nouveau dévaler vers la cuve. "A l'époque, nous avions pour coutume d'abattre un animal avant les vendanges, de faire la prière, puis de commencer à récolter le raisin", confie-t-il en dodelinant de la tête.
Le moût était ensuite conservé dans un réservoir de pierre souterrain. Lorsque le jus avait fermenté, "nous nous servions en y plongeant une corne de yak évidée attachée au bout d'un fil".
- 'Du vin et des pots-de-vin' -
D'abord bouddhiste, la région fut convertie à l'islam à partir du XVIe siècle. "Les bouddhistes étaient les premiers à faire du vin ici", ajoute le doyen Ali. "Et les gens ont maintenu cette tradition même après s'être convertis à l'islam".
De ces montagnes dont les plus hauts sommets étirent leurs neiges éternelles au-delà de 8.000 m d'altitude, les villageois tirent un vin acidulé aux notes de pêche et à la robe jaune orangé, mais aussi de l'eau-de-vie de raisin ou de mûre.
"Tout le monde ne peut pas boire du vin. Certains n'arrivent pas à le digérer, et les ignorants perdent la tête et se battent" lorsqu'ils sont saouls, poursuit Ali. Mais dans le c?ur des autres, "le vin et l'alcool nourrissent l'amour et l'humilité".
Cet amour du vin, le vieux Majnoon Omar le chante. Une mince branche de cèdre coincée sur l'oreille au bord de son topi - un chapeau circulaire -, les bras grands ouverts, il déclame des vers en tournant doucement sur lui-même comme un derviche au ralenti.
"Tu dis que mes prières ne sont pas légitimes car j'ai un verre de vin/ Mais toi, tu touches des pots-de-vin..." , fredonne-t-il en shina, une langue vernaculaire locale, dans une ode adressée à ceux qui, du côté des autorités, lui reprocheraient ces agapes.
Dans ces contrées alpines règnent différents courants de l'islam, dont l'ismaélisme, une branche du chiisme dirigée par l'influent Aga Khan, titre héréditaire du chef de cette communauté certes libérale mais parfois jugée hérétique par des fondamentalistes.
L'actuel Aga Khan, qui vit une partie de l'année en France, interdit à ses fidèles la consommation et la production d'alcool, en ligne avec la législation pakistanaise depuis la fin des années 70. Avec un succès relatif, comme le prouvent les messages des autorités qui ornent parfois les murs de certaines villes de la région: "Ne buvez pas si vous conduisez".
- 'L'alcool, je le tiens bien et j'aime ça' -
Membre du conseil de l'éducation des ismaéliens, Mohammad Aslam arpente depuis 30 ans les villages du coin pour faire respecter la doctrine officielle et éloigner ses ouailles de l'alcool.
"Tous les courants de l'islam, y compris l'ismaélisme, sont catégoriques à propos de la production et de la consommation d'alcool: c'est +haram+, interdit", dit-il. Mais à l'apostasie il préfère la prédication douce et le dialogue.
"Je suis allé dans toutes les +jamaat khana+ (lieu où se réunissent les ismaéliens qui n'ont pas de mosquée) pour dire que l'alcool était interdit. Mais je n'ai pas de police et il est très difficile de changer les habitudes des gens".
"Les religieux n'ont pas l'autorité pour commander et contrôler ma vie", rétorque Majnoon, le villageois chanteur. "Certes l'alcool peut-être néfaste pour la santé. Mais moi, je le tiens bien et j'aime ça".
Autour de lui, les villageois disent boire surtout lors des fêtes comme le nouvel an perse ou l'anniversaire du prophète Mahomet, ou pendant les mariages et autres cérémonies.
Les ismaéliens ne sont pas les seuls à produire leurs alcools dans la région: les chiites et sunnites aussi. La police locale n'embête pas ces vignerons amateurs tant que leurs crus s'échangent sous le manteau et qu'il n'y a pas trop de contrebande.
Sunnite rondouillard à la chevelure fournie, Sabirullah voit dans ces vendanges ancestrales un legs montagnard qu'il n'est pas prêt d'abandonner: "Nos ancêtres devaient survivre pendant l'hiver, l'alcool les réchauffait et les relaxait... Cela fait partie de notre culture et cela ne mourra pas tant que je serai en vie". Et puis, comme disent les prédicateurs, Dieu n'est-il pas miséricorde ?

Par Guillaume LAVALLÉE - © 2015 AFP
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