Actualités du monde

En Afghanistan, les noceurs à la fête pour conjurer le spectre des talibans

  • Publié le 3 novembre 2015 à 18:32

Les grelots aux chevilles des danseurs font un raffut de tous les diables dans la nuit afghane.

Ivres de vin maison, des villageois de Khoja Paytakht célèbrent un mariage, mais aussi la défaite infligée aux rebelles talibans qui menaçaient leur village.
Khoja Paytakht est plutôt une localité, située à deux kilomètres de Maïmana, le chef-lieu de Faryab, une province rurale aux confins du Nord afghan et du Turkménistan. Maïmana est très loin de Kaboul mais de première importance pour les insurgés, qui rêvent de réitérer leur audacieuse conquête de Kunduz, une autre capitale provinciale.
Le 4 octobre au soir, au moment où les talibans se retiraient de Kunduz après trois jours d'occupation, leurs frères d'armes tentaient de marcher sur Khoja Paytakht, avec Maïmana en ligne de mire.
Aux dires des villageois, les forces de sécurité ont abandonné leurs postes, de peur de devoir affronter les islamistes. Le village n'a dû son salut qu'à la mobilisation de la population locale qui, armée de fusils, de couteaux ou même de feuilles de boucher, a repoussé les assaillants.
Même ratée, l'offensive éclair des talibans à Khoja Paytakht illustre bien la hargne des insurgés, qui cherchent à étendre leurs opérations à l'ensemble du territoire afghan et ne se cantonnent plus à leurs fiefs de l'Est et du Sud.
Le mariage d'une fille et d'un fils du cru, quelques jours plus tard, n'en a été que plus festif. Les convives ont célébré l'union, mais aussi l'humiliante déroute des talibans.
Tradition oblige, la noce se déroule en deux lieux distincts: une salle réservée aux hommes, l'autre aux femmes. Chez les hommes, entre les montagnes de mouton, de riz, d'aubergines et de grenades, des centaines d'invités sont affalés sur des tapis persans. Amis et proches du marié se succèdent sur la piste de danse, des grelots attachés autour de leurs chevilles.
"Cette fête, c'est un peu une gifle aux talibans", explique le marié, Nour Ahmed, 26 ans. "Les talibans sont contre toutes les festivités en musique. C'est notre façon de leur dire: +Vous ne nous vaincrez jamais+."
"O toi qui es si cruel, bouge ton corps", déclame le chanteur en dari, la variante afghane du persan.
"Je lui ai donné à boire du vin fait maison", s'amuse l'oncle du marié, lui-même légèrement éméché. "Il va chanter toute la nuit!"
- 'Les talibans menacent notre façon de vivre' -
La fête de mariage est une parenthèse enchantée pour les habitants de Khoja Paytakht, bien conscients de la fragilité de leur sort à l'heure où l'armée et la police afghanes sont incapables de contenir l'insurrection talibane. D'autant que les forces de sécurité ne peuvent plus compter que sur un contingent résiduel de l'Otan de 13.000 hommes, dont la tâche se résume officiellement au conseil et à la formation.
L'offensive sur Maïmana est aussi révélatrice de la volonté de porter l'insurrection jusque dans les villes, et non plus dans les seules campagnes. Après Kunduz, les talibans ont lancé des coups de boutoir contre Ghazni, dans le centre du pays, et Lashkar Gah, la capitale de la province du Helmand, au sud.
La ligne de front n'est qu'à quelques kilomètres de Khoja Paytakht. "Ils sont juste derrière les collines alentours", assure Qara, commandant d'une milice locale chargé avec d'autres d'assurer la sécurité pendant le mariage. "Le risque d'un retour des talibans est bien réel."
A l'intérieur, les musiciens puisent dans le répertoire de la musique populaire afghane.
"Viens donc, mon oiseau d'or. C'est toi que j'attends", susurre le chanteur. "Chante avec moi, messager de l'amour. Apporte-moi la missive de ma bien-aimée."
Pour certains, la danse des hommes aux chevilles ornées de grelots s'apparente à de la débauche, comparable à la pratique ancienne du "bacha bazi" ("jouer avec les garçons", en dari), qui consiste à entretenir des garçons prépubères pour en faire des danseurs et des esclaves sexuels.
Mais au mariage de Nour Ahmed, ce sont des hommes adultes qui se trémoussent, hilares et sans grâce.
"Les talibans menacent notre façon de vivre", dit Nour Ahmed. "S'ils reviennent, nous nous soulèverons de nouveau, avec des couteaux, des pelles et des fourches, quitte à y laisser la vie."

Par Anuj CHOPRA - © 2015 AFP
guest
0 Commentaires