Actualités du monde

Le Negresco, patrimoine de l'art français exposé aux convoitises

  • Publié le 11 mars 2016 à 15:33

Le Negresco, l'un des derniers palaces familiaux 100% français, est sous la loupe de la justice depuis que son atypique propriétaire nonagénaire se trouve sous tutelle et que planent des soupçons d'abus de faiblesse dignes de l'affaire Bettencourt, mais il est loin d'être à l'abri des convoitises.


Outre la tutelle et la nomination de deux administrateurs judiciaires, une enquête pour "abus de faiblesse au préjudice de Jeanne Augier", la propriétaire, a été ouverte en 2014, pour déterminer si des indélicats ont carrément cherché à s'emparer du palace.
Une première mise en examen est intervenue le 2 mars. Celle de Pierre Couette, un proche de Mme Augier, soupçonné de lui avoir fait signer des contrats de travail très avantageux pour lui, alors qu'elle n'avait plus toute sa tête.
Saine d'esprit en 2009, Jeanne Augier a créé une structure quasi-associative -un "fonds de dotation"- qui recevra par testament son fabuleux patrimoine. Les bénéfices devront servir au développement de l'hôtel, emblème mondialement connu de la Promenade des Anglais de Nice, et à trois causes: la défense des animaux, les handicapés et le rayonnement de l'art français.
Reste que la structure est minée par une lutte intestine digne d'un roman d'Agatha Christie. Deux clans se déchirent dans une ambiance bruissant de rumeurs de vols et de couples improbables.
Béatrice Dunogué-Gaffié, administratrice judiciaire parisienne nommée en mai 2014 à la tête du fonds explosif, jure qu'elle fera tout pour être fidèle à Jeanne. "Sa volonté suprême est de préserver le patrimoine et l'esprit français du Negresco".
Elle s'emploie donc à créer "une fondation" reconnue d'utilité publique, armée de plusieurs "collèges" décisionnels, ce qui nécessitera "un ou deux ans". Une course contre la montre est engagée pour créer cette fondation.
La vieille dame s'est entourée dans son fonds de deux membres fondateurs: l'octogénaire Michel Palmer, directeur de l'hôtel pendant des décennies, et Pierre Couette, fluet trentenaire originaire du Mans, spécialiste d'histoire de l'art. L'un d'eux prendra la présidence du fonds à son décès.
L'hôtelière a ensuite choisi trois amis âgés de 61 à 71 ans- son médecin personnel, une artiste peintre et son curé. Ces deux derniers ont été condamnés pour diffamation envers Pierre Couette, mais ont fait appel.
- "Gabegie totale" -
"La gouvernance est bancale, avec des membres fondateurs aux âges hétéroclites et le reste du conseil d'administration vieillissant. Au décès de Mme Augier, ce patrimoine exceptionnel ne sera pas protégé des prédateurs qu'on sent dans l'ombre", craint Mme Dunogué-Gaffié. "L'idée n'est certainement pas de le vendre aux Qataris!".
L'hôtel de 118 chambres pourrait valoir jusqu'à 400 millions d'euros.
"Le Negresco c'est sa maison, Jeanne Augier s'est occupée en devenant collectionneuse", raconte son ami administrateur du fonds, le curé Gil Florini, figure niçoise qui baptise portables et animaux. "Un jour elle a acheté une salle entière d'un château!".
L'hôtel Belle époque fut racheté en 1957 pour une bouchée de pain par le père de Jeanne, charcutier breton reconverti promoteur.
Sa fille a amassé quelque 6.000 pièces d'art éclectiques balayant cinq siècles. Grande admiratrice de Versailles, "Madame" fait porter des "costumes à la française" à ses voituriers et possède un célèbre portrait de Louis XIV. Du mobilier empire côtoie des fauteuils années 70 coque plastique, des tableaux de coqs gaulois ou une "Grosse nana jaune" de Niki de Saint Phalle.
L'établissement hors du temps vient d'obtenir le "label entreprise du patrimoine vivant", valorisant le savoir-faire français. Celui du talentueux chef classique deux étoiles du "Chantecler", Denis Rieubland, et ceux d'une dizaine de compagnons du devoir, artisans à plein temps dans les coulisses.
Grande voyageuse, Jeanne a attendu la mort de son époux, voici vingt ans, pour gérer l'hôtel. A l'ancienne, avec autoritarisme et paternalisme.
"Mme Augier était hyper exigeante, mais elle n'a jamais fait de licenciements économiques, considérant le personnel comme sa famille", explique Frédéric de Baets, son ex-avocat. "Ce n'est pas une femme d'affaires, elle se faisait avoir en signant des chèques", décrit le père Florini.
"Pas très sensible au fric" et "très cocorico" selon ses propres dires, elle aurait refusé une centaine de propositions de rachat, éconduisant Bill Gates ou le sultan de Brunei.
Pour le centenaire de l'hôtel cinq étoiles, à l'été 2012, la reine du Negresco au brushing roux éclatant maniait encore son franc parler ponctué de petites flèches assassines réjouissantes.
A l'approche de ses 93 ans fin mars, l'héritière sans descendants quitte rarement son 300 m2 du 6e étage, rempli d'objets d'art.
Une administratrice judiciaire niçoise, Nathalie Thomas, a été propulsée provisoirement à la tête du Negresco en mars 2013, après le placement sous tutelle de "Madame". Elle découvre alors "une situation financière très dégradée". Dans le passé, la propriétaire renflouait les caisses à coup de millions.
"Cela faisait deux ans qu'il y avait des tas de petites dérives. Quand plus personne ne dirige, c'est une gabegie totale", décrit Nathalie Thomas, qui a redressé la barre avec Pierre Bord, pétillant directeur de l'hôtel.
Avant qu'elle ne soit protégée, certains employés démarchaient Mme Augier pour des augmentations. "Un jour, elle a voulu embaucher un clochard, que j'ai reconduit à l'entrée", confie Pierre Bord.
Pierre Couette, qui pourrait un jour présider le fonds dirigeant du Negresco, nie toute irrégularité après sa mise en examen. Le jeune homme semble compter sur des soutiens internes, comme le comptable du Negresco, la secrétaire personnelle de Jeanne Augier ou encore son ex-avocat actionnaire.
"On est en présence de personnes animées de bonnes intentions mais plutôt imbéciles. Tout cela reflète l'incapacité de Mme Augier de déléguer suffisamment tôt", minimise l'avocat Frédéric de Baets.
Le procureur de Nice, Jean-Michel Prêtre, ne préjuge pas de l'issue de l'enquête mais évoque "tous les ingrédients de l'affaire Bettencourt".

Par Catherine MARCIANO - © 2016 AFP
guest
0 Commentaires