Guerre contre la désinformation

Suspension de Sputnik et Russia Today : "comment condamner la censure de Poutine en la pratiquant soi-même ?"

  • Publié le 11 mars 2022 à 06:40
  • Actualisé le 11 mars 2022 à 09:15

Voilà plus de deux semaines que la guerre dure en Ukraine. Le gouvernement russe refuse d'y voir une invasion et préfère parler d'opération militaire. Des déclarations reprises au pied de la lettre par les médias pro-russes Sputnik et Russia Today (RT). Ces deux entités, financées par Moscou, sont par conséquent jugées par l'Occident comme étant "de vrais outils de propagande" dont se sert Vladimir Poutine "pour contrôler l'opinion publique". L'Union Européenne a donc voulu taper fort en interdisant ces deux médias, dont la diffusion a été suspendue. Une censure qui fait débat dans le cadre d'une guerre où la désinformation se doit d'être combattue par des contre-arguments et non simplement interdite. (Photo d'illustration AFP)

Si Sputnik et Russia Today relaient des informations "brutes" issues du gouvernement russe, ils peuvent aussi les détourner. C’est ce qui s’est passé lorsque le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov s’est exprimé au siège de l’Organisation des Nations Unies (ONU) à Genève mardi 1er mars. Les représentants des pays présents ont boycotté son allocution en quittant la salle.

Une scène révélatrice des tensions entre Occidentaux et Russes que la chaîne Rosiya 1 s’est empressée de détourner. L'émission "Quotidien" de Yann Barthès y a consacré une séquence en dévoilant la construction du "reportage" de la chaîne de télévision russe. Les journalistes ont même utilisé des extraits d’archives pour montrer ce qui s’était passé, mais du point de vue du gouvernement russe.

Dans un pays où la liberté de la presse n'existe quasiment pas, rappelons que le gouvernement dispose du "Roskomnadzor", un service de régulation des médias. La Russie se hisse à la 150ème place sur 180 du classement de Reporters sans frontières sur la liberté de la presse dans le monde. Sputnik et RT étendent leur influence sur les plateformes occidentales (Facebook, Twitter, Google...) où ils n'hésitent pas à relayer les informations du gouvernement russe sans aucune contradiction et à s'attaquer aux puissances de l'Occident.

- Russia Today a déposé un recours -

Autant de prises de position qui ont mené la Commission européenne à stopper la diffusion des deux médias dans l'Union Européenne. Une sanction qui fait suite à l'invasion russe en Ukraine... mais une sanction qui interroge. Censurer un média qui dérange, est-ce vraiment la bonne solution ?

Depuis, la branche française de Russia Today a déposé un recours auprès de la Cour de justice européenne ce mardi 8 mars. Le média demande à l’institution d’annuler l'interdiction de diffusion sur le territoire européen.

Bernard Idelson, professeur en sciences de l’information et de la communication à l'Université de La Réunion, nous aide à décrypter cette décision de suspendre les deux médias.

Pour lui, il n'y a "aucun risque" à leur laisser le droit de relayer les informations du gouvernement russe. Ce risque, il réside "dans la perte de confiance que de telles mesures pourraient provoquer chez les citoyens. Interdire des médias, c’est encore une fois penser qu’ils peuvent avoir une influence sur les opinions plurielles - je préfère ce terme à celui d’opinion publique -, et que les récepteurs seraient uniformes, naïfs et malléables à l’envi. Si l’on prend l’exemple des mouvements sociaux de ces quatre dernières années en Europe, on constate qu’au contraire, une défiance vis-à-vis des médias s’installe parfois. Avec une capacité d’inventer de nouvelles formes collaboratives de s’informer grâce notamment aux outils numériques".

Lire aussi - UE: accord des 27 pour bannir RT et Sputnik, exclure des banques russes de Swift

Pour appuyer son propos, Bernard Idelson prend exemple sur l'histoire des médias réunionnais, au temps où l'Etat censurait certains journaux pour leurs idées et positions dans la sphère politique. "Dans les années 1960, lors de la quasi guerre interne qui opposait départementalistes et autonomistes, ces derniers furent victimes de la censure du pouvoir de l’époque. Le pouvoir leur interdit d’accéder à l’audiovisuel public qui distillait une propagande nationale".

Ce fut le cas notamment pour le journal Témoignages qui "fut saisi plusieurs fois, au motif d’atteinte à la sécurité de l’État. Et pourtant ces sanctions ne limitèrent en rien les larges victoires électorales que les communistes réunionnais et leurs alliés remportèrent ensuite pendant plus de trois décennies" explique-t-il.

- La représentation des médias, un enjeu important pendant la guerre -

En se rendant sur le site de Sputnik (qui est désormais suspendu tout comme RT), il n’est pas question de guerre ou d’invasion de l'Ukraine mais seulement d'"une opération spéciale pour protéger les habitants du Donbass". Une affirmation loin de la réalité alors que plusieurs puissances et instances comme l’ONU ont condamné l’intervention russe. 

Selon Bernard Idelson, "il est difficile" de dire si cette forme de censure est légitime et appropriée, "sans connaître l’état, les conditions techniques et la durée réels de cette interruption", souligne-t-il. "Cette mesure révèle les représentations que se font souvent les acteurs politiques des médias et de leurs influences supposées. Ces représentations sont vieilles comme la Guerre froide. Avec l’idée, dont l’origine est militaire, que les trois piliers de la guerre sont l’armement, la géographie et l’information" ajoute le professeur.

Cette représentation des médias remonte à plus de cent ans. "Durant la Première Guerre mondiale déjà, le Bureau de presse cachait la réalité du front aux journalistes qui ne furent autorisés à se rendre dans les tranchées qu’à partir de 1917. L’expression 'bourrage de crâne' vient de là. Il en a résulté une décrédibilisation qui mit fin à l’'âge d’or' de la presse. Au sortir de la Grande Guerre, les journaux n’ont plus jamais retrouvé leurs tirages d’avant", assure Bernard Idelson.

- Les médias influenceraient les opinions publiques -

Le schéma dans lequel la censure de RT et Sputnik entre en compte est le même. "Les velléités d’interdiction font ressortir cette même croyance des dirigeants selon laquelle les médias auraient la capacité d’influer sur les opinions publiques. Et ces interruptions imposées ne sont pas le fait de gouvernants cherchant à juguler la vague des printemps arabes, ou celle des critiques contre le Parti communiste chinois, mais émanent de pays occidentaux. Ceux-là mêmes qui étaient les premiers à s’indigner contre les coupures pratiquées sur Internet par des régimes non-européens" précise le professeur en sciences de l’information et de la communication.

Mais alors, y a-t-il un stade à partir duquel un État ou les instances au pouvoir peuvent être légitimes à autoriser la censure de certains médias, malgré la liberté d'expression et de la presse ?

"La censure médiatique n’est pas autorisée dans les démocraties. La liberté de l’information est souvent indissociable de leur fondement constitutionnel, comme aux États-Unis. De telles pratiques, mêmes si elles sont peu efficaces, vont cependant être légitimées et autorisées légalement dès lors que des menaces pèsent sur la sécurité des États. Autrement dit, nous sommes dans une logique et une situation de guerre. Ce qui reste quand même inquiétant et paradoxal : comment condamner la censure de Poutine en la pratiquant soi-même ?".

- "Des contenus entravés" -

Sputnik s’est exprimé à propos des blocages et cyber-attaques lancés par des collectifs comme Anonymous. "Actuellement la publication de contenus est entravée pratiquement sur tous les sites de l’étranger proche comme lointains", des attaques qui empêcheraient les journalistes d'exercer leur profession, mais aussi de maintenir leur propagande en faveur du régime russe du point de vue de ceux qui les attaquent.

Sur la question nucléaire par exemple, Sputnik assure que la question d’une guerre nucléaire déclenchée par Vladimir Poutine n'est absolument pas envisagée, bien au contraire. C’est pourtant lui qui fait planer cette menace, notamment après avoir ordonné la mise en alerte des "forces de dissuasion". Sputnik s’appuie davantage sur les déclarations de Sergueï Lavrov qui remet en cause les puissances occidentales ."Une Troisième Guerre mondiale serait nucléaire et dévastatrice" a-t-il alors déclaré. Une forme de menace du point de vue occidental, une forme de mise en garde bienveillante pour les médias pro-russes.

Dans ce même article, Sputnik indiquait en effet que le ministre "a dit craindre qu’une troisième guerre mondiale soit placée sous le signe de l’arme nucléaire". Sergueï Lavrov accuse les Etats-Unis d’être à l’origine de l’intensification de la crise entre l’Ukraine et la Russie. "Le chef de la diplomatie russe a mis Washington face à ses responsabilités" peut-on encore lire sur Sputnik.

- Le conflit russo-ukrainien, une guerre de désinformation -

Du côté occidental comme russe, il existe alors une vraie guerre de la désinformation. Plusieurs contenus publiés sur les réseaux sociaux ont été repris par les médias du monde entier et étaient en réalité faux ou décontextualisés. La prudence est de mise, et les autorités officielles elles-mêmes ne sont pas à l'abri d'erreurs de taille.

Ce fut le cas pour les soldats ukrainiens "morts" suite à une attaque russe sur l'île aux Serpents. Après avoir présenté ces soldats comme morts "en héros" le 24 février, les autorités ukrainiennes ont finalement indiqué quelques jours plus tard être "très heureuses" d'apprendre que ceux-ci étaient bien vivants, bien que prisonniers des Russes, après que l'armée russe a largement communiqué sur le retour des soldats ukrainiens sur la terre ferme. Cet épisode, "qui a fait l'objet de nombreuses reprises sur Internet, mêlant 'propagande' et 'contre-propagande' des deux camps, est avant tout représentatif du 'brouillard d'informations' en temps de guerre", analyse le service fact-checking de l'AFP.

Personne n'est donc à l'abri des fake news, et les organes publics détenus par des Etats non démocratiques peuvent bien souvent en être les principaux vecteurs. En Russie c'est RT et Sputnik, en Chine CGTN, en Corée du Nord Mansudae TV.

Au Venezuela par exemple, le président et lieutenant-colonel Hugo Chavez a fait taire la principale chaîne d'information pour y installer un média de propagande. L'armée s'est emparée des locaux de la Radio Caracas Television (RCTV) en 2007 pour y installer la TVES, la nouvelle chaîne d'Etat.

- Les fausses informations desservent la cause du pays -

La guerre de la désinformation n'est pas nouvelle. "Jadis, les États-Unis arboraient avec fierté leurs médias internationaux, comme radio Free Europe ou Radio Liberty, persuadés qu’ils avaient contribué à l’écroulement des régimes de l’Est" explique Bernard Idelson.

"Le chercheur Tristan Mattelart, spécialiste des médias internationaux, s’intéresse sur ce sujet aux nouvelles formes de propagandes internationales, notamment à la 'diplomatie publique 2.0'. Il remarque que les dirigeants américains se montrent aujourd’hui plus discrets quant à la réactivation de leurs instruments médiatiques publics internationaux créés, par exemple à destination du monde arabe, comme la Radio Sawa et la télévision Al Hurra".

Les fausses informations desservent la cause du pays, quelle qu'elle soit. Une manière pour un gouvernement de garder l'opinion publique sous contrôle. En revanche, la censure n'est pas la solution à apporter dans le cadre de la guerre russo-ukrainienne, selon Bernard Idelson.

"Quand le conflit se déclenche plus frontalement, quand les chars et les missiles se déploient massivement, il faut tout faire pour garder intact le moral des troupes. Et des deux côtés du front! Pour autant, interdire la diffusion de médias russes, tout comme celle de médias occidentaux à l’Est, revient à leur accorder une puissance sans doute surestimée. Il me semble préférable de croire que les récepteurs – auditeurs, téléspectateurs, internautes – se montrent capables de résister eux-mêmes à toutes les propagandes" note le professeur en sciences de l’information et de la communication.

Après de vains pourparlers entre Moscou et Kiev, la guerre ne semble pas s'éloigner. A ce stade, plus de 2 millions de personnes ont quitté le pays, un nombre qui pourrait encore augmenter dans les jours à venir. Des couloirs humanitaires ont fini par être mis en place pour permettre l'évacuation des civils.

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Si les sanctions occidentales à l'encontre de la Russie se multiplient, Vladimir Poutine ne semble pas relâcher la pression. Il a d'ailleurs déclaré à Emmanuel Macron lors d'un appel téléphonique qu'il atteindra de toute manière ses objectifs "soit par la négociation soit par la guerre".

vl/www.ipreunion.com /redac@ipreunion.com

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3 Commentaires
Agence française de propagande
Agence française de propagande
2 ans

'' '' '' analyse le service fact-checking de l'AFP........L'Etat français finance l'AFP à hauteur de 110 millions d'euros par an.

Antipode
Antipode
2 ans

C'est une décision d'ailleurs illégale, c'est pourquoi "RT France direct" - qui reste disponible via Internet et c'est une bonne chose (Sputnik, je ne supporte pas du tout) - dépose recours, oui !

CHABAN
CHABAN
2 ans

Guerre irak: Cnn a été suspendu quand en France 'France info, France inter, France tv sont interdit en Russie '