Marseille

Dans un hôpital militaire, des blessés de guerre face à leur "vulnérabilité"

  • Publié le 20 novembre 2021 à 02:28
  • Actualisé le 20 novembre 2021 à 07:49

Ils empilent des cubes pour retrouver la souplesse d'un bras, sautent au travers d'une échelle au sol avec leur jambe en carbone: à Marseille, des soldats français, "miraculés" des zones de guerre, apprennent à réparer patiemment leur corps.

A l'hôpital d'instruction des armées (HIA) Lavéran, au coeur d'un quartier populaire de la deuxième ville de France, l'AFP a suivi durant plusieurs mois ces patients à l'allure athlétique qui côtoient dans leur rééducation des civils malades et accidentés comme des blessés par balles dans des règlements de comptes.

La plupart, en survêtement vert, appartiennent à la Légion, une force combattante unique au monde composée principalement d'étrangers, dont les régiments sont majoritairement basés dans le Sud de la France. Les légionnaires sont souvent les premiers envoyés au front parmi les milliers de militaires français engagés à l'étranger, que ce soit au Mali, avec l'opération antijihadistes Barkhane, ou, entre 2001 et 2014, pour tenter de stabiliser l'Afghanistan.
Franck*, ancien démineur, est l'un d'eux. Il vient de subir une amputation de sa jambe dix ans après celle de sa main gauche, déchiquetée par l'explosion d'un obus en Afghanistan en 2011.

Son pied avait pu être sauvé, mais une bactérie longtemps combattue a finalement gagné et l'amputation fin mai est devenue inéluctable.
Après sa prothèse de bras bluffante de réalisme, le légionnaire de 55 ans au physique râblé doit désormais s'habituer à marcher avec une jambe artificielle

- "Je suis vivant" -

Trois mois et demi après son opération, il saute agilement au travers d'une échelle d'entraînement étendue sur le sol dans la salle de rééducation.
"Tout va bien", se félicite ce major qui travaille désormais dans les bureaux du 1er régiment étranger de génie dans le Gard. Il concèdera plus tard du bout des lèvres parfois "serrer les dents". "On vit presque normalement et il y a pire. Moi, je suis vivant", sourit le sous-officier, un des très rares à être décoré de la Légion d'honneur. "C'est pour ma femme que c'est le plus dur d'accepter", confie ce père de deux enfants entré dans un régiment à 17 ans et demi.
"C'est incroyable, dès qu'on lui a mis sa prothèse il a tout de suite marché sans aide ni canne", relève stupéfaite la prothésiste chargée des ultimes réglages de sa jambe en fibre de verre et carbone, parmi les plus sophistiquées du marché. "On voit beaucoup de miraculés, de militaires qui reviennent de très loin et nous surprennent dans leur rééducation", confirme Géraldine, ergothérapeute.

- "Trop vite" -

La soignante, qui n'a pas le statut de militaire, observe qu'il "faut souvent les freiner". "Ils veulent aller trop vite, pousser toujours plus loin, et n'écoutent pas leur douleur. Ils veulent être des super-hommes, on leur rappelle qu'ils sont des humains avec un corps qui a subi un traumatisme", ajoute-t-elle.
Elle est à l'affût des "grimaces" trahissant les douleurs de ces patients qui verbalisent peu leurs émotions et appellent leur médecin "mon colonel". La

quadragénaire doit aussi se montrer pédagogue pour leur expliquer les bienfaits d'exercices à mille lieux des parcours du combattant. Empiler des cubes sans les faire tomber, serrer des robinets, enfiler des anneaux sur un axe: ces gestes minutieux sont pourtant essentiels pour retrouver la souplesse d'une épaule et d'une cage thoracique meurtries par les souffle d'un engin explosif, comme pour ce soldat blessé en Afrique.

"On respire, on respire. Pause", lui intime Géraldine qui rencontrera plus d'enthousiasme en lui proposant d'enfiler un casque de réalité virtuelle pour crever des ballons, le bras tendu. "Plus l'exercice est difficile mieux c'est", lui lance en boutade ce jeune père de famille qui espère déjà repartir en mission: "Si je suis vivant, c'est pas pour rien". "Leur corps est leur outil de travail, ils n'ont souvent qu'une envie, retrouver toutes leurs facultés pour être projetables", souligne la kinésithérapeute, Justine.

"Ils nous font confiance car nous savons nous aussi ce que c'est que de tirer avec une arme, ce que représente le poids d'un équipement et ces heures passées debout, cette extrême vigilance de tous les instants", commente la jeune soldate. Souvent la volonté des légionnaires encourage les autres patients, comme ce maçon amputé d'une jambe à la suite d'un accident de chantier qui soulève des poids sur le même plateau de rééducation.

- "Fraternité" -

"Le militaire n'est pas un accidenté du travail, ni une victime: il s'est engagé en acceptant l'idée de pouvoir être blessé et de pouvoir perdre la vie au combat. C'est important qu'il ait à son chevet un médecin, un infirmier militaire qui le comprenne et avec qui il créé un lien privilégié", explique à l'AFP le général Pascal Facon, commandant de la zone Sud pour l'armée de Terre. La blessure, la mort, "on y pense toujours, on n'en parle jamais", poursuit celui qui a commandé la force Barkhane entre juillet 2019 et juillet 2020. Au Sahel, plus de 50 soldats de l'armée française sont morts au combat depuis 2013.
Ceux qui sont blessés doivent eux apprendre à "faire le deuil de ce qu'ils ont été" et admettre "leur vulnérabilité", relève Frédéric, psychiatre militaire de l'hôpital.

"Il y a pour certains la honte du soldat blessé" et la peur d'être réformé de l'armée, une institution qui leur a apporté une place dans la société et pour laquelle ils sont prêts à donner leur vie, analyse le médecin qui accompagne les soldats victimes de stress post-traumatique.
Dans une salle où s'exercent sur des appareils de musculation et tapis de course une poignée d'hommes aux cheveux coupés ras, une affiche du film de super-héros Avengers rappelle: "Vous ne sauverez pas le monde seul".

"La fraternité d'arme n'est pas un vain mot, c'est absolument central, insiste le général Facon. On ne peut pas imaginer une armée endurante, dotée d'une force morale importante, sans l'accompagnement des blessés et de leur famille jusqu'à leur réinsertion."
(Les noms de famille des personnels et patients ne peuvent pas être donnés)

AFP

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